A propos de la neutralité suisse

Autriche – la neutralité sous pression

Gerald Oberansmayr
(Photo Solidarwerkstatt)

«Tant que vous faites la guerre avec nous, votre statut nous est égal»

par Gerald Oberansmayr*, Autriche

(17 mai 2023) (Réd.) En Autriche aussi, il y a de fortes tendances à contourner la neutralité du pays, profondément ancrée dans la population. Un regard au-delà des frontières suisses peut donc être utile pour le débat dans le pays. Les situations de départ sont différentes, mais dans les deux Etats, une partie de l’establishment politique semble se sentir fortement gênée par la neutralité.

* * *

Peu de débats sont aussi mensongers que celui sur la neutralité autrichienne. Et ce depuis au moins trois décennies. Voici une rétrospective approfondie et une brève vision d'avenir.

En juin 1989, l’Autriche a déposé une demande d’adhésion à la Communauté européenne (CE). La «lettre adressée à Bruxelles» contenait explicitement une réserve de neutralité. La Commission européenne ne s’en est pas réjouie. Dans un avis, elle a clairement attiré l’attention sur «la problématique immanente de l’adhésion d’Etats neutres». Cela était d’autant plus important que la CE s’est transformée en 1992 en «Union européenne» (UE) avec le Traité de Maastricht, qui – à la différence de la CE – a fondé une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). L’article J.1.4. stipulait sans ambiguïté: «Les Etats membres soutiennent activement et sans réserve la politique étrangère et de sécurité de l’Union dans un esprit de loyauté et de solidarité mutuelle».

Maastricht: «sans discussion»

Au plus tard à partir de cette date – 1992! – il était clair que la neutralité et l’UE n’étaient pas compatibles. Car s’il y a une chose à laquelle un pays neutre doit tenir comme à la prunelle de ses yeux, c’est bien son indépendance en matière de politique étrangère et de sécurité. C’est en effet la seule façon de garantir qu’un pays puisse remplir le contenu essentiel de la neutralité: la non-participation à des guerres ainsi que les «effets préalables de la neutralité» correspondants: c’est-à-dire s’abstenir de toute action qui conduirait à être entraîné dans des actes de guerre – ou positivement: mener une politique de neutralité active en tant que médiateur crédible entre des parties en conflit, qui s’engage pour des solutions pacifiques aux conflits. Mais voilà: la réserve de neutralité, encore formulée avec fermeté envers la CE, a été abandonnée sans ménagement au sein l’UE, où elle aurait été plus que jamais nécessaire. Le chancelier Vranitzky a fait savoir que l’Autriche adhérerait «sans condition» à l’UE. De manière totalement contrefactuelle, on a prétendu que la neutralité et l’UE étaient compatibles.

Même la Commission européenne s’est soudain mise à jouer ce double jeu. En effet, des sondages réalisés en 1993 avaient donné un résultat inquiétant du point de vue des partisans de l’UE: dans l’hypothèse d’une incompatibilité entre l’adhésion à l’UE et la neutralité, 68% des personnes interrogées se prononçaient en 1993 pour la non-adhésion à l’UE, contre 26% seulement pour l’abandon de la neutralité.

La doctrine Platter

C’est ainsi que naquit une politique que le futur ministre de la Défense Günther Platter (ÖVP) décrivit un jour de la manière suivante: «La neutralité est profondément ancrée dans le cœur des Autrichiens. Il faut être prudent et ne pas l’arracher. Il vaut mieux préparer une opération pour l’extraire avec précaution.» («Die Presse», 5 décembre 2003). En clair, il s’agit de se débarrasser de la neutralité par petites tranches – et sur cet voie, il faut mentir, mentir et encore mentir. Tous les gouvernements – indépendamment de la constellation de partis – se sont depuis lors tenus à cette «doctrine Platter».

Amsterdam: «missions de Petersberg»

L’incompatibilité entre la neutralité et l’adhésion à l’UE est apparue plus clairement à chaque nouveau traité européen après Maastricht: avec le Traité d’Amsterdam (1999), les «missions de Petersberg» ont été intégrées dans le catalogue des missions de l’UE. Avec ces «missions de Petersberg», l’UE s’est donné le mandat de mener des «missions de combat pour la gestion des crises» – partout dans le monde. En fait, il s’agit d’une autorisation pour des missions militaires globales.

Comment l’establishment autrichien a-t-il réagi à cette nouvelle attaque majeure contre la neutralité? Dans l’article 23f de la Constitution fédérale (aujourd’hui 23j), il a intégré la possibilité de participer aux «missions de Petersberg» dans la Constitution autrichienne. Les explications précisaient même explicitement que la participation de l’Autriche aux guerres de l’UE était «pleinement possible» même «si une telle mesure n’est pas prise en application d’une décision du Conseil de sécurité des Nations Unies». La volonté de participer à la violation du droit international a été quasiment élevée au rang constitutionnel. Le chef de l’ÖVP de l’époque, Andreas Khol, était fou de joie: «Ainsi, la neutralité est abrogée pour le domaine de l’UE.» («Salzburger Nachrichten», 29 mai 1998).

Nice: forces d’intervention de l’UE

Le prochain coup contre la neutralité a été porté par le Traité de Nice (2001): le pacte militaire de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) a été intégré dans l’UE – à l’exception de l’obligation d’assistance. Une série d’organes de politique militaire de l’UE ont été créés afin de pouvoir diriger de manière appropriée le déploiement d’une force d’intervention «européenne».

Commentaire de Michael Geistlinger, professeur de droit international public à Salzbourg: «Les Etats neutres et quasi-neutres de l’UE sont passés à la trappe.» («guernica» 4/2002). Au Parlement autrichien, cela n’a dérangé personne. Les députés rouges, noirs, verts et bleus du Conseil national ont ratifié à l’unanimité le Traité de Nice.

Lisbonne: obligation d’assistance militaire

La militarisation de l’UE a finalement acquis une dynamique particulière avec le Traité de Lisbonne (2009). Unique au monde, une obligation de réarmement militaire permanent a été ancrée dans le droit primaire de l’UE. L’auto-autorisation pour des interventions militaires globales de l’UE a été étendue sous le titre vague de «lutte anti-terroriste». Et: l’obligation d’assistance, qui était jusqu’à présent encore limitée aux Etats membres de l’UEO, a désormais été entièrement reprise dans le traité de l’UE.

L’obligation d’assistance de l’UE est même plus dure que celle de l’OTAN, car les Etats de l’UE doivent à l’Etat agressé «toute l’aide et tout le soutien en leur pouvoir». Cela signifie également des moyens militaires. L’article 5 de l’OTAN, en revanche, n’oblige qu’à prendre «telle action qu'elle jugera nécessaire pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord». Cela signifie que les Etats sont libres de décider par quels moyens – militaires ou non – ils veulent apporter leur aide.

La «Clause irlandaise», une surenchère

L’obligation d’assistance contenue dans le traité de l’UE met dans l’embarras quiconque déclare que la neutralité et l’adhésion à l’UE sont compatibles. En effet, une obligation d’assistance ne va même pas de pair avec une liberté d’alliance, et encore moins avec la neutralité.

La plupart du temps, les partisans de la doctrine Platter tentent de se sortir de cette impasse argumentative en se référant à la «Clause irlandaise» (art. 42 [7], traité UE). Celle-ci stipule que l’obligation d’assistance de l’UE «ne porte pas atteinte au caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains Etats membres».

Mais ce qui est régulièrement passé sous silence dans ce contexte, c’est que le Conseil européen a lui-même décidé en 2009 de préciser la «Clause irlandaise». Celle-ci stipule que «les Etats membres restent libres de déterminer le type d’aide et de soutien qu’ils apportent à un Etat membre victime d’une attaque terroriste ou d’une agression sur leur territoire».1 Donc, pas de possibilité de s’opposer à l’obligation d’assistance!La «Clause irlandaise» peut, au mieux, être interprétée comme signifiant que l’obligation d’assistance de l’UE a le même caractère que celle de l’OTAN. Il ne viendrait à l’idée de personne de déclarer l’adhésion à l’OTAN compatible avec la neutralité. Mais en ce qui concerne le traité de l’UE, on continue à jeter de la poudre aux yeux de la population.

L’officier de milice Rainer Hable fait donc remarquer à juste titre à propos de la «Clause irlandaise»: «L’Autriche pourrait donc livrer des biens non militaires ou les soutenir financièrement. Mais celui qui reçoit des biens non militaires peut libérer ses propres moyens pour des biens militaires. Et celui qui reçoit de l’argent est de toute façon libre d’acheter des armes. Finalement, cela ne fait aucune différence.» («Kurier», 22 mars 2023) Mais cela reste de toute façon hypothétique.

Dans le «Rapport sur la défense nationale 2022», le ministère de la Défense fait déjà savoir que les obligations d’assistance dans le cadre du droit de l’UE nécessiteront une contribution de l’Autriche, «pouvant également comprendre des capacités et des aptitudes militaires». («Die Presse», 23 mars 2023).

Le renommé professeur de droit international de Linz Manfred Rotter s’est un jour moqué de la surenchère initiée à l’aide de la «Clause irlandaise». Il explique qu’il s’agit d’une «figure de pensée ‹pouvant convenir pour les mariages religieux, lors desquels les enfants des mariés portent le voile blanc de leur mère comme preuve de la compatibilité de la maternité avec la virginité›. Et Rotter de poursuivre: ‹Dans la dure réalité des analyses de droit international et de droit constitutionnel, la surenchère interprétative a des limites de sérieux. Toute tentative de concilier la neutralité perpétuelle avec l’adhésion à des alliances de défense les dépasse›.» («Der Standard», 7 décembre 2007)

Non moins sarcastique, l’ambassadeur allemand avait déjà résumé cette stratégie de «surenchère» quelques années auparavant, lorsque l’Autriche avait décidé de participer aux «Battle Groups» de l’UE: «Tant que vous faites la guerre avec nous, votre statut nous est égal.» («Die Presse», 18 novembre 2004).

«La paix aussi est une question de pouvoir!»

Quelles conclusions peuvent tirer de cette analyse décevante les forces qui s’engagent en faveur d’une Autriche neutre et active en matière de politique de paix:

Il faut appliquer le dicton d’Ingeborg Bachmann «La vérité peut être soumise à l’homme». Ne participons donc pas à la «surenchère» des gouvernants, mais disons les choses telles qu’elles sont: l’UE n’est pas moins un pacte militaire que l’OTAN – et donc tout aussi incompatible avec la neutralité.

La sortie de l’UE, notamment de toutes les réglementations et institutions contractuelles ayant trait à la politique étrangère et de sécurité, reste l’objectif déclaré, même s’il est probablement peu réaliste dans un avenir prévisible.

En démantelant progressivement la neutralité, les dirigeants politiques se sont également fourvoyés sur le plan juridique. Car au plus tard le Traité de Lisbonne avec son obligation d’assistance aurait dû être soumis à référendum afin que son contenu contraire à la neutralité ait force de loi en Autriche. Par lâcheté devant la population, le gouvernement et le Parlement ont omis de le faire. La loi sur la neutralité est donc toujours en vigueur, sans aucune restriction. Conclusion: la Constitution autrichienne nous donne le droit, voire l’obligation, de défendre la neutralité contre «nos» détenteurs du pouvoir qui la bafouent.

Avoir le droit ne sert pas à grand-chose si l’on n’a pas le pouvoir de le faire respecter. C’est là le défi fondamental pour le mouvement pacifiste autrichien. Car comme le fait dire Friedrich Wolf à l’un de ses protagonistes dans la pièce «Les marins de Cattaro» (1930): «La paix aussi est une question de pouvoir!»

* Gerald Oberansmayr vit et travaille à Linz/Autriche. Il est militant de l’atelier Paix & Solidarité, rédacteur de la revue antimilitariste «guernica» et auteur du livre «Auf dem Weg zur Supermacht – Die Militarisierung der Europäischen Union» (Promedia, 2005).

Source: https://www.solidarwerkstatt.at/frieden-neutralitaet/solange-ihr-mit-uns-in-den-krieg-zieht-ist-uns-euer-status-egal, Avril 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 Conseil européen des 18/19 juin 2009, Bruxelles, Con
clusion de la Présidence, section C

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