Du document stratégique au flop dans le quotidien scolaire

Alain Pichard (Photo mad)

«Le contraire du bien n'est pas le mal, mais les bonnes intentions» (Karl Kraus)

par Alain Pichard,* Suisse

(11 mai 2023) (Réd.) Les gouvernements cantonaux et les autorités conçoivent des documents stratégiques que les praticiens doivent mettre en œuvre à l’école. Souvent, les planificateurs n’ont aucune idée de la vie des élèves qu’ils veulent gratifier de leurs programmes éducatifs. C’est le cas dans tout l’espace germanophone. Alain Pichard décrit un tel processus à l’exemple d’un programme d’éducation alimentaire de la ville de Bienne.

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Il y a une dizaine d’années, une parlementaire de la ville de Berne a été bouleversée par des rapports médiatiques sur un terrible abus sexuel dans une famille. Son émotion s’est traduite par une intervention parlementaire demandant qu’un programme de sensibilisation soit mis en place dans toutes les écoles. Il s’agissait de rappeler aux enfants que leur corps leur appartient et qu’ils ne doivent pas se laisser toucher de manière indécente par des adultes, fussent-ils leurs parents. L’auteur de la publication pédagogique «Condorcet», Alain Pichard, parle des femmes parlementaires hyperactives, de leurs motions et de leur mise en œuvre.

Le réjouissant régime alimentaire bio de Bienne a atteint ses limites

Au Parlement municipal rose-vert, ce genre de motions passe habituellement sans problèmes, car les institutions, se sentant obligées de constamment souligner leur importance, profitent volontiers d'offres d’emploi lucratives. Le scénario de ces programmes de sauvetage est toujours le même: un groupe de travail élabore un document stratégique, une institution est chargée de concevoir un programme d’enseignement à grande échelle. Puis, les expertes sont formées et la matinée est sauvée. Le corps enseignant est assis à l’arrière et une animatrice dirige le programme de sensibilisation.

Bien sûr, il y a toujours des enseignants récalcitrants qui critiquent cette forme de gratification étatique. Trois écoles ont estimé qu’elles n’en voulaient pas. Mais on leur a immédiatement rappelé qu’il ne s’agissait pas d’un programme à choix, mais d’un mandat parlementaire. Il s’agit après tout de veiller au bien-être des enfants et d’éviter les abus sexuels.

Intervention dans des modes de vie essentiels

On peut maintenant constater qu’une telle matinée n’est pas vraiment la fin du monde et qu’il se passe aussi d’autres absurdités à l’école. Cela devient plus difficile lorsque des idées bien intentionnées de femmes parlementaires – désolé, mais ce sont généralement des femmes parlementaires qui ont ce genre d’idées en tête – s’immiscent dans des modes de vie essentiels.

Les programmes de sauvetage contre toutes sortes de choses nuisibles dans les écoles ont le vent en poupe

Il y a quelques années, le Parlement municipal de Bienne a exigé que l’alimentation à la cantine soit biologique, durable et saine. Il n’y a vraiment rien à redire à cela et la motion a été transmise à une large majorité. Cependant, il y a aussi dans l’administration biennoise ces moines mendiants de la dystopie qui veulent protéger le monde et les enfants d’eux-mêmes. L’alimentation, selon eux, est bien trop importante pour être laissée aux cuisiniers. Un diététicien est désormais responsable de l’alimentation des enfants.

Cet expert en nutrition calcule les menus selon les dernières découvertes scientifiques, donne minutieusement les ordres journaliers en termes de calories, de sucre, de protéines et de minéraux, et conçoit ensuite les menus selon lesquels les repas sont préparés de manière centralisée dans une grande cuisine d’une maison de retraite, puis distribués dans toute la ville – aux écoles et aux maisons de retraite. Bien entendu, la lutte contre le réchauffement climatique est également prise en compte: un jour de viande, un jour de poisson et deux jours végétariens. Or, je sais par ma propre expérience de nombreux camps de ski qu’il est possible de cuisiner des plats végétariens vraiment délicieux.

Il coûte cher et les enfants ne l’apprécient pas

Le réjouissant régime alimentaire bio biennois, composé de boulgour, de porridge de quinoa, de spaghettis complets, de buddha bowl aux graines de grenade ou de crêpes au blé complet, présentait toutefois deux problèmes: il coûte cher et les enfants ne l’apprécient pas. Les habitudes alimentaires de nos enfants défavorisés – et il y en a beaucoup à Bienne – sont un peu différentes de celles des «upper middle class» circulant à vélo-cargo. C’est le désir d’une classe moyenne vivant confortablement, car parfaitement assurée économiquement, d’éduquer leurs semblables dont elle ne connaît pas les modes de vie. La méconnaissance de ce milieu cimente la position de classe.

La conséquence de ce minimum de complexité est un gaspillage alimentaire époustouflant, des enfants affamés et, une fois de plus, des exigences budgétaires excessives, car les aliments biologiques ne sont pas les moins chers. Une responsable du temps de midi a rapidement acheté des barres de chocolat en ville à son compte, afin de fournir aux enfants au moins une dose de sucre pour l’après-midi. Les quelques élèves plus âgés, qui ont généralement un peu d’argent en poche, écourtent le repas de midi, se font livrer une pizza à l’école et la dégustent avec plaisir dans ma salle de classe.

La démesure des formes de gratification étatique fait pousser des fleurs étranges

On ne peut toutefois pas reprocher à l’administration de ne pas être créative ou d’apprendre. Ainsi, les nombreuses réclamations ont été prises en compte et un groupe de travail a été constitué. Certains plans ont déjà filtré: les énormes quantités de restes de nourriture seront distribuées dans les salles des professeurs, les enseignants les paieront et l’argent servira à financer les barres de chocolat.

Le contraire du bien n'est pas le mal, mais les bonnes intentions.

* Alain Pichard, 1955, Bienne, depuis 42 ans enseignant au collège et au lycée, principalement dans des écoles à problèmes à Bienne, co-initiateur du mémorandum «550 contre 550», co-éditeur de la publication «Einspruch», fondateur du «Théâtre des apprentis et des migrants TheaterzoneBiel», syndicaliste, membre du PVL (Parti vert’libéral).

Source: https://condorcet.ch/2023/04/das-gegenteil-von-gut-ist-nicht-schlecht-sondern-gut-gemeint-karl-kraus/, 24 avril 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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