L’attaque ukrainienne contre la sécurité mondiale
L’attaque de l’Ukraine contre des modules du système d’alerte précoce russe met en danger notre sécurité
Entretien avec Leo Ensel*
(7 juin 2024) Leo Ensel, chercheur en conflits et journaliste, plaide pour un «tournant copernicien dans la politique de sécurité». «A l’ère du nucléaire, la sécurité n’est possible qu’en accord avec l’‹adversaire›, jamais contre lui!», dit-il. – L’entretien a été mené par Hans-Peter Waldrich.
Hans-Peter Waldrich: Monsieur Ensel, l’Ukraine a attaqué par drones des parties du système russe d’alerte précoce pour les missiles nucléaires le 23 mai dans le Caucase du Nord à Armavir et le 26 mai à Orenbourg en Sibérie. Les radars servent à détecter une éventuelle première frappe nucléaire de l’OTAN. Vous êtes membre d’une initiative d’informaticiens, de spécialistes de l’IA et de politologues qui avertit que de telles attaques pourraient déclencher une guerre nucléaire. En quoi est-ce dangereux?
Leo Ensel: Pour commencer, je suis certes membre de l’initiative lancée par des informaticiens contre une «guerre nucléaire par erreur»,1 mais je ne suis pas moi-même informaticien, je suis polémologue. – Mais il n’est pas nécessaire d’être informaticien pour comprendre la portée des attaques ukrainiennes contre des modules du système de défense antimissile russe.
La «structure de sécurité» globale – si tant est qu’on puisse l’appeler ainsi – entre les puissances nucléaires que sont les Etats-Unis et la Russie repose toujours, comme lors de la première guerre froide, sur le «principe de la capacité de deuxième frappe assurée». En clair: «Celui qui tire en premier meurt en second!» Si la capacité de deuxième frappe russe – par exemple par des attaques ciblées sur des modules du système de défense antimissile russe, dont la mission est d’identifier à temps les missiles balistiques intercontinentaux américains en approche – était désactivée ou même simplement limitée, la Russie serait «aveuglée». Elle ne pourrait donc plus réagir à temps en cas de crise ou d’urgence. (D’ailleurs: dans la logique de la dissuasion mutuelle, il suffirait déjà que la Russie se «sente» aveuglée!). La logique – extrêmement bancale – sur laquelle repose la «sécurité» de notre planète entière depuis des décennies serait ainsi éliminée et la probabilité que la Russie agisse de manière irrationnelle en cas de «crise ressentie» aiguë, éventuellement avec des armes nucléaires, augmenterait dans des proportions astronomiques.
Ainsi, l’attaque ukrainienne contre les modules du système de défense antimissile russe était aussi une attaque contre notre sécurité, non: contre la sécurité mondiale! Il est d’ailleurs difficile d’imaginer que ces attaques aient été menées sans concertation avec le principal allié ukrainien. Peut-être y a-t-il même eu des instructions ...
On objecte que nous devons empêcher Poutine de remporter constamment des succès face à l’Ukraine, car il risque sinon de poursuivre ses rêves de grande puissance en attaquant les Etats baltes. Toute attaque contre des structures militaires russes ne se justifie-t-elle pas dans le cadre de la stratégie de défense ukrainienne?
En ciblant les modules du système de défense antimissile russe («radar de Voronej»), on n’a pas attaqué les potentiels d’attaque russes, comme cela a été récemment démontré de manière convaincante,2 mais un système dont le but est d’identifier à temps une éventuelle première frappe nucléaire des Etats-Unis ou de l’OTAN. Ce système ne joue absolument aucun rôle dans la guerre actuelle de la Russie contre l’Ukraine, mais les attaques contre ce système portent atteinte – voir ci-dessus – à l’ensemble de la sécurité mondiale!
Concernant votre première remarque, qui constitue dans la couverture médiatique actuelle une, non: la mélodie de fond en boucle: affirmer que Poutine, après une victoire sur l'Ukraine, prévoit ensuite d’attaquer la Pologne ou les pays baltes, que des chars russes finiront par franchir la porte de Brandebourg après-demain, est une allégation totalement fantaisiste de la part des propagandistes occidentaux. Leur objectif est de prolonger ad infinitum la guerre en Ukraine – à laquelle il faut mettre fin le plus rapidement possible par des moyens diplomatiques – et d’impliquer toujours plus profondément les Etats-Unis, l’OTAN et l’UE dans le processus de guerre. Les objectifs de la guerre restent totalement nébuleux.
Selon différents calculs, les dépenses militaires de l’OTAN sont entre 15 et 20 fois supérieures à celles de la Russie. L’OTAN a au total 3,6 fois plus de soldats sous les armes. En matière d’armes conventionnelles lourdes, l’OTAN est quasiment surclassée. En revanche, la Russie ne pourrait très probablement pas «avaler», et encore moins «digérer», la totalité de l’Ukraine. Après tout, en Ukraine occidentale, une partie de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) nationaliste a mené une guerre de partisans tenace contre l’occupant soviétique jusqu’au début des années 1950.
Mais encore une chose concernant votre remarque selon laquelle «toute attaque contre des structures militaires russes» serait «justifiée». Tous les acteurs ont la responsabilité de veiller à ce que cette guerre ne s’étende pas davantage: à une guerre européenne, voire à une troisième guerre mondiale à la fin, qui serait tôt ou tard menée avec des bombes thermonucléaires et pourrait signifier la fin de l’humanité, voire de toute vie sur cette planète! C’est d’ailleurs pour cette raison que Joe Biden avait refusé, dès le début de la guerre, de doter l’Ukraine de systèmes d’armes capables d’attaquer le territoire russe en profondeur.
Mais cette ligne rouge est en train de s’affaiblir de plus en plus, ce qui signifie a contrario que nous nous rapprochons à chaque minute de l’abîme thermonucléaire ... Il y a des risques qu’il ne faut pas prendre!
Je reviens sur le fait que l’initiative dont vous faites partie met en garde contre une guerre nucléaire par accident. Quels seraient par exemple les raisons qui pourraient provoquer un conflit nucléaire par pur hasard?
Pour mieux comprendre la situation actuelle, revenons à l’époque de la première guerre froide, qui était déjà suffisamment dangereuse. A l’époque, nous avions essentiellement affaire à deux acteurs qui se tenaient mutuellement en échec en brandissant la menace d’une éventuelle destruction nucléaire totale. Déjà à cette époque, il y avait régulièrement ce que l’on appelle des «incidents critiques», où le monde était sur le point de connaître une guerre nucléaire. Je me souviens de la crise de Cuba, qui a pu être résolue juste à temps grâce à la diplomatie prudente des chefs d’Etat de l’époque, John F. Kennedy et Nikita Khrouchtchev, qui ont d’ailleurs tous deux passé outre leurs services militaires et de renseignements respectifs.
Mais je me souviens surtout des nombreux accidents et fausses alertes qui ont permis au monde de passer à un cheveu d’un désastre nucléaire. La plus connue est la fausse alerte du 26 septembre 1983 au centre russe de défense antimissile3 près de Moscou, où le monde n’a probablement échappé à la Troisième Guerre mondiale que grâce à l’action courageuse et réfléchie de l’officier supérieur, le lieutenant-colonel russe Stanislav Petrov. (Neuf mois avant sa mort, j’ai encore rendu visite à Petrov dans son appartement en préfabriqué de Frjasino, près de Moscou, et je l’ai remercié.)4 La constatation bien connue de Léon Wieseltier est pertinente: la dissuasion nucléaire est «probablement le seul concept politique qui échoue totalement s’il ne réussit qu’à 99,9%».
Actuellement, nous nous trouvons à nouveau depuis belle lurette dans une nouvelle guerre froide, encore plus dangereuse: nous ne vivons plus dans un monde bipolaire, mais dans un monde multipolaire – que cela plaise ou non aux Etats-Unis! Le nombre de puissances nucléaires s’élève désormais à neuf au total, et la tendance est à la hausse.
Parallèlement, les vecteurs d’ogives nucléaires sont de plus en plus précis et difficiles à localiser. Les systèmes porteurs qui ne décrivent pas de trajectoires balistiques, comme les missiles de croisière ou les missiles hypersoniques, ne peuvent pratiquement plus être éliminés à l’approche. Plus ces systèmes se rapprochent du terrain adverse, plus les délais de pré-alerte sont courts. En outre, la frontière entre les armes nucléaires et les armes dites «conventionnelles» s’estompe de plus en plus. Il est impossible de savoir si les lanceurs en approche sont «conventionnels» ou nucléaires. Avec le développement d’ogives nucléaires relativement «petites», la tentation d’utiliser effectivement des armes nucléaires augmente. Et les militaires agissent toujours selon le principe du pire des cas, ce qui, dans le sens d’une prophétie auto-réalisatrice, rend ce pire des cas d’autant plus probable ...
En un mot, le nombre d’informations à traiter ne cesse d’augmenter, tandis que le délai de pré-alerte, si on le pense jusqu’au bout, tend vers zéro. Dans cette situation, de plus en plus de décisions partielles doivent être confiées à ce que l’on appelle l’intelligence artificielle, qui est elle-même sujette à l’erreur. Ce qui se profile à l'horizon n'est rien de moins que la vision fantomatique de la décision de l'existence ou de la non-existence de notre planète entière prise par l'intelligence artificielle, c'est-à-dire par des automates! C’était une époque idyllique quand un homme comme Petrov avait encore environ huit minutes pour prendre une décision en tant qu’être humain de chair et de sang.
Tout se passe comme si la sécurité d’un seul pays, tel que l’Allemagne, était étroitement liée à la sécurité de tous les autres pays. Cela ne signifie-t-il pas que même dans la guerre en Ukraine, il faut toujours tenir compte des conséquences de sa défense sur le reste du monde? Est-il donc judicieux d’encourager l’Ukraine à adopter un comportement toujours plus offensif face à la Russie?
Comme nous l’avons déjà dit, dans une situation pouvant dégénérer à tout moment en une troisième guerre mondiale, tous les acteurs ont le devoir d’empêcher cela! Ce qui, en fin de compte, ne peut que signifier mettre fin à cette guerre le plus rapidement possible, ce qui serait d’ailleurs le seul moyen de sauver de justesse l’Ukraine meurtrie, qui est actuellement défendue à mort, c’est-à-dire saignée à blanc – l’âge moyen des hommes qui se battent est aujourd’hui de 43 ans – et dans laquelle de plus en plus de régions sont rendues inhabitables pour des années, voire des décennies, notamment par des armes occidentales telles que les mines, l’uranium et les bombes à sous-munitions.
En principe, si l’une des parties en lutte se sent définitivement acculée – ce qui est déjà le cas de facto avec l’Ukraine -, la probabilité d’un comportement irrationnel augmente de manière dramatique. (Je place les attaques ukrainiennes actuelles contre des modules du système de défense antimissile russe exactement dans cette logique).
Dans le cas – plus improbable – où la Russie se trouverait dans cette situation, ce pays prouverait définitivement au monde qu’il est une puissance nucléaire ...! (Certains conseillers politiques influents y font déjà la promotion sans complexe de ce qu’ils appellent des «représailles nucléaires préventives».)5 Ainsi, plus la guerre se prolongera, plus tous les acteurs se radicaliseront et plus les risques pour la planète entière augmenteront de manière incommensurable.
Les acteurs concernés semblent tous l’avoir oublié. Pourtant, des hommes comme Willy Brandt, Olof Palme et Mikhaïl Gorbatchev avaient déjà précisé il y a plusieurs décennies: à l’ère du nucléaire, la sécurité n’est possible qu’avec l’«adversaire», mais jamais contre lui! Dans ce sens, tous sont donc aujourd’hui – que cela nous plaise ou non – des «partenaires de sécurité». Il est grand temps de penser et d’agir à nouveau selon ce principe de «sécurité commune»! Mikhaïl Gorbatchev appelait cela la «nouvelle pensée».
Mais la sécurité n’est-elle pas possible grâce à une bonne technique? Après tout, nous disposons désormais de l’intelligence artificielle qui, avec la surveillance depuis l’espace par exemple, peut garantir un bien meilleure sécurité qu’il y a quelques années.
Ce que j'ai dit précédemment s'applique également à la technique: aucune technique ou intelligence artificielle, aussi sophistiquée soit-elle, ne pourra nous sauver, car la racine profonde de tout le malaise ne réside pas dans le manque ou l’imperfection de la technologie, mais dans la méfiance abyssale que tous les acteurs géopolitiques rivaux nourrissent les uns envers les autres!
Nous avons donc réellement besoin d’un «tournant copernicien dans la pensée et l’action», en ce sens que tous les acteurs militaires et politiques importants – au-delà de toutes les oppositions et inimitiés – se décident à nouveau pour une politique de la «nouvelle pensée»: pour la diplomatie, pour les négociations, pour une politique de désescalade et de reconstruction progressive de la confiance vers un nouvel ordre de sécurité européen selon les principes de la «Charte de Paris» de novembre 1990, dont la phrase centrale est la suivante: «La sécurité est indivisible et la sécurité de chaque Etat participant est lié de manière indissociable à celle de tous les autres.»
Monsieur Ensel, je vous remercie pour cet entretien.
* Leo Ensel est polémologue et bien connu des lecteurs de Globalbridge.ch pour ses nombreux articles. Hans-Peter Waldrich est un politologue et publiciste allemand de renom. |
Source: https://globalbridge.ch/der-ukrainische-angriff-auf-die-globale-sicherheit/, 29 mai 2024
(Traduction «Point de vue Suisse»)
1 https://atomkrieg-aus-versehen.de/
3 https://www.telepolis.de/features/Stanislaw-Petrow-und-das-Geheimnis-des-roten-Knopfs-3381498.html
4 https://www.telepolis.de/features/Der-einsame-Tod-des-Mannes-der-die-Welt-gerettet-hat-7096489.html