La Syrie en ruines – et ce que les médias ne disent pas

par Karin Leukefeld*

(20 décembre 2024)(Globalbridge/cm) Notre correspondante pour le Proche-Orient Karin Leukefeld – qui n’écrit pas depuis un confortable bureau en Allemagne, mais vit au Proche-Orient – montre clairement dans un rapport actuel comment les médias décrivent une fois de plus la situation géopolitique de manière unilatérale en supprimant des faits importants et en rejetant les responsabilités dans la mauvaise direction. Avant tout, la participation déterminante des Etats-Unis et de l’UE, avec leurs sanctions unilatérales, à la misère économique qui règne jusqu’à présent en Syrie est tout simplement passée sous silence.

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Karin Leukefeld
(Photo mad)

Comme pendant la guerre depuis 2011, les «médias de qualité» occidentaux et orientés vers l’Occident expliquent toujours et encore au monde ce qui se passe en Syrie. Pendant des années, ils ont gardé le silence sur les conséquences des interventions étrangères, sur les programmes secrets d’armement et de formation pour les insurgés armés des services de renseignement étrangers. Ils ont gardé le silence sur l’occupation illicite des matières premières syriennes et du territoire syrien par des troupes étrangères, en violation du droit international. Ils ont gardé le silence sur les effets des mesures économiques punitives unilatérales de grande ampleur (sanctions) prises par l’Union européenne pour «faire plier» la Syrie et son gouvernement. Ils sont restés silencieux sur les effets de la «loi César» imposée unilatéralement par les Etats-Unis, qui a permis de criminaliser tout investissement, tout commerce avec la Syrie par les Etats-Unis et de les punir par des sanctions financières. Les effets de ces mesures, dont la levée a été réclamée à maintes reprises par la majorité des Etats à l’Assemblée générale de l’ONU et toujours refusée par les Etats occidentaux riches – dont l’Allemagne –, ont été imputés au président syrien Bachar al Assad.

Aujourd’hui, ces médias expliquent donc au public que des groupes djihadistes ont conquis Damas et renversé le «régime d’Assad». Pendant 14 ans, Bachar el-Assad a fait «détruire la moitié de son pays» pour «rester au pouvoir», peut-on lire dans un quotidien allemand. «Au final, il aura fallu dix jours aux rebelles pour renverser son régime vidé de toute substance», peut-on lire en exergue de l’article intitulé: «La nuit où le dictateur s’est enfui».

Le président syrien démissionne

En réalité, Damas n’a pas été «conquise», mais les habitants de la capitale syrienne ont laissé entrer les unités combattantes. L’armée et la police avaient pour consigne de ne pas opposer de résistance et de se retirer, la population de la ville était restée chez elle depuis la veille en attendant. Le président syrien Al Assad avait évalué ses chances après des entretiens directs et indirects avec divers pays arabes du Golfe (Emirats arabes unis, Arabie saoudite), la Turquie, la Jordanie, l’Irak, l’Iran et la Russie. Afin d’éviter une nouvelle effusion de sang, il a ordonné le retrait des forces armées, de l’armée et de la police, agissant ainsi de manière très responsable. Pour lui-même et les membres de sa famille, Assad a choisi la voie de l’exil. Il n’a pas fui de nuit et dans le brouillard, mais s’est rendu par avion – probablement depuis la base militaire russe de Hmeimien (Lattaquié) – à Moscou. La famille Al Assad y a obtenu l’asile humanitaire.

Assad n’avait probablement pas d’autre alternative. Il était sous pression de toutes parts, il ne pouvait pas résoudre les problèmes économiques causés principalement par la guerre et les sanctions de l’UE et des Etats-Unis. Le soir du 8 décembre, la situation se présentait pour les observateurs extérieurs comme suit: le président part, le gouvernement reste, afin d’éviter la destruction des ministères et des institutions et de clarifier la transition politique avec les djihadistes. Le Premier ministre Mohammad Ghazi al-Jalali a ordonné que les ministères restent occupés et a exigé des élections démocratiques. Le chef djihadiste Abu Mohammad al-Jolani, qui avait repris peu de temps auparavant son nom d’origine Ahmed Hussein al-Shar’a, a déclaré qu’Al-Jalali devait diriger temporairement les affaires du gouvernement jusqu’à ce qu’un arrangement pour un nouveau gouvernement soit trouvé. Plusieurs médias ont parlé d’un «gouvernement d’unité nationale» temporaire.

Soutien aux djihadistes

L’avancée était planifiée et le président avait donné l’ordre de ne pas résister. Cette avancée rapide n’a rien d’étonnant. Selon les rapports, les djihadistes étaient préparés depuis longtemps, les combattants étaient bien équipés, ils avaient de l’essence pour leurs véhicules et leurs motos et avaient en outre été approvisionnés en grandes quantités de drones par des combattants et des instructeurs ukrainiens. Les unités de combat étaient accompagnées de journalistes, de photographes et de vidéastes, y compris de médias occidentaux. CNN a diffusé une interview de Jolani alias al-Sha’ra, purifié, qui s’est comporté en homme d’Etat. Ainsi, l’avancée des djihadistes ressemblait fort un show médiatique, avec des images et des sons diffusés presque en temps réel, c’est-à-dire en direct dans le monde entier.

Les unités de combat ont été soutenues par la Turquie et les pays arabes du Golfe ainsi que par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et Israël. Le Front Nusra, aujourd’hui Hay’at Tahrir al Sham (HTS) – autrefois filiale d’Al-Qaïda en Syrie, qui se dit aujourd’hui purifiée – a profité, comme des dizaines de groupes armés, du programme secret de la CIA «Timber Sycamore». Celui-ci a non seulement permis d’armer les insurgés armés à partir de 2012, mais aussi d’envoyer des instructeurs pour former les combattants aux armes et aux procédures militaires. Le programme de la CIA, approuvé par le président américain de l’époque Barack Obama, a été soutenu par les services de renseignement extérieurs britanniques MI6, le MIT, les services de renseignement militaires turcs, et les services secrets des pays arabes du Golfe. Ces derniers étaient principalement responsables du financement.

Perspective

Il est difficile de prévoir une perspective pour la Syrie. Des combats entre les différentes factions se profilent à l’horizon. Il y a surtout des affrontements entre les forces armées kurdes dans le nord et le nord-est de la Syrie et l’Armée nationale syrienne, soutenue et financée par la Turquie, qui regroupe d’anciens combattants islamistes anti-gouvernementaux.

Les acteurs ne sont pas des partis politiques syriens, qui existaient pourtant auparavant dans l’opposition proprement dite. Les Syriens ont désormais affaire à des unités de combat lourdement armées qui ne rendront probablement pas leurs armes de sitôt. Il pourrait y avoir un chaos dans les combats entre les groupes pour le pouvoir et l’influence. Il pourrait y avoir des violences religieuses contre d’autres groupes religieux et ethniques. Un observateur à Damas fait remarquer que «la destruction de la pluralité religieuse en Syrie» plaît surtout à Israël. Elle ouvre la voie à un Etat islamique divin. Israël y voit une sorte de justification de son propre Etat juif religieux.

Il reste à voir comment les différentes puissances régionales et les grandes puissances se positionneront en Syrie. Actuellement, toutes appellent au calme et à une transition ordonnée. Mais les intérêts en Syrie sont très différents et on ne sait pas encore si la coopération entre l’Iran et les Etats arabes du Golfe, encouragée par la Chine et la Russie, va perdurer, y compris au sein de l’alliance des Etats BRICS. Ou si les Etats arabes du Golfe vont céder aux pressions des Etats-Unis, de l’UE, de l’OTAN et d’Israël et ouvrir un nouveau front contre l’Iran, la Russie, la Chine et aussi les BRICS.

Dans les coulisses de la prise de pouvoir armée des djihadistes en Syrie, beaucoup de choses ont dû être négociées et marchandées. En Syrie, nombreux sont ceux qui se demandent pourquoi la Russie et l’Iran – tout comme Assad – ont adopté une attitude défensive. La Syrie a-t-elle été sacrifiée par l’Iran et la Russie afin d’empêcher les Etats-Unis et Israël de mener une nouvelle guerre? Les Etats-Unis et l’UE vont-ils assouplir leurs mesures économiques punitives unilatérales contre la Syrie, l’Iran et la Russie afin de profiter de la reconstruction?

Donald Trump

Beaucoup dépendra de la manière dont le nouveau président américain Donald Trump déterminera ses objectifs et ses ambitions en matière de politique étrangère dans la région. Si l’on se base sur l’expérience du premier mandat de Trump, il renforcera Israël. Israël mène une guerre sur sept fronts – selon Benjamin Netanyahu – et le but ultime de la guerre est l’Iran. Comme on peut le voir dans la guerre contre les Palestiniens et contre le Liban, Israël est soutenu par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et d’autres pays européens, ainsi que par l’OTAN. L’Iran et ses alliés (Russie, Chine) cherchent un équilibre, ce qui n’a pas encore abouti. Avec la déstabilisation de la Syrie, l’équilibre et la coopération régionale en Syrie se sont éloignés. Face aux menaces israéliennes, l’Iran a clairement fait savoir qu’il ne se rendrait certainement pas sans combattre.

Face à l’avancée des djihadistes en Syrie, Donald Trump avait récemment qualifié la situation en Syrie de «chaos» et déclaré que «ce n’est pas notre combat». On ne sait pas exactement ce que Trump voulait dire par là. Car il pourrait aussi avoir voulu dire que, même si ce n’était pas le combat des Etats-Unis, le fait qu’Israël ait désigné la Syrie comme l’un des sept fronts pourrait aussi signifier: «C’est la guerre d’Israël, nous sommes alliés, donc nous devons soutenir Israël.» Une Syrie déstabilisée redeviendrait le champ de bataille de toute nouvelle guerre.

La destruction délibérée de la Syrie

Alors que la population syrienne attend et ne découvre que petit à petit ce qui se passe, les pays occidentaux se réjouissent déjà de la «chute du régime», à laquelle on travaillait depuis l’invasion de l’Irak par une force d’invasion dirigée par les Etats-Unis en 2003, en violation du droit international. Le Premier ministre britannique se réjouit de «la fin du régime barbare d’Assad», à Berlin et à Bruxelles, on laisse entrevoir un soutien. Le ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius, veut même se rendre dans la région, car il voit «de nouvelles opportunités pour nous aussi» de «contribuer à un Proche-Orient plus stable». Dès les prochains jours, il veut «rendre visite aux soldats allemands en Jordanie et en Irak» et «échanger et se concerter intensivement» avec le gouvernement irakien.

Depuis le début de l’été 2011, le gouvernement fédéral allemand et l’Union européenne avaient contribué à la pénurie économique de la Syrie en prenant des mesures économiques punitives unilatérales contre ce pays et en empêchant sa reconstruction. Les Etats-Unis en ont rajouté une couche avec la «loi César», menaçant les individus, les entreprises et les Etats de sanctions s’ils faisaient du commerce ou investissaient en Syrie. Depuis près de dix ans, les troupes américaines occupent les puits de pétrole syriens dans le nord-est du pays et contrôlent – en coordination avec les troupes des alliés turc, jordanien et israélien – presque toutes les frontières du pays.

Bachar al Assad, qui a succédé à son père Hafez à la présidence après la mort de ce dernier en l’année 2000, était sous la pression ouverte des Etats-Unis au moins depuis la guerre d’Irak de 2003, contraire au droit international: en 2002, le secrétaire d’Etat américain de l’époque, Colin Powell, avait exigé du président syrien qu’il ouvre son pays et ses frontières à l’avancée des troupes américaines en Irak, à l’instar de la Jordanie. En vain, la Syrie s’est rangée du côté de l’Irak aux abois, qui a finalement été envahi et occupé par les Etats-Unis – sous prétexte de posséder des armes de destruction massive. Les armes de destruction massive n’ont jamais été retrouvées, car elles n’existaient pas. L’Irak a été détruit, des millions de personnes ont fui, des milliers ont été tuées dans une guerre interreligieuse attisée.

La pression sur Damas s’est maintenue. Washington a exigé de la Syrie qu’elle rompe son alliance avec l’Iran. Damas a dû abandonner les hauteurs du Golan à Israël et cesser de soutenir les Palestiniens. En contrepartie, on a promis à la Syrie des paysages florissants, la population devant être satisfaite et heureuse dans la paix de l’hégémon américain – et de son gardien régional, Israël.

La Syrie a persisté dans sa politique souveraine, s’est ouverte vers l’intérieur et l’extérieur et a prospéré. Les Syriens ont soutenu le jeune président qui leur avait facilité la vie. C’est précisément à cette époque que la guerre a commencé en 2011. Des djihadistes de plus de 150 pays se sont rendus en Syrie pour mener la «guerre sainte contre le régime d’Assad». La Turquie et la Jordanie ont facilité leur passage, les Etats-Unis et les pays arabes du Golfe ont fourni les armes. La Syrie a été dévastée et divisée. Les zones riches en ressources – coton, eau, olives et puits de pétrole – ont été occupées et soustraites au pays.

En novembre 2019, Dana Stroul du «Center for Strategic & International Studies» (CSIS), un think tank américain pro-israélien, a décrit la stratégie américaine lors de la réunion intitulée «La Syrie dans la zone grise»:

Assad sera isolé politiquement et diplomatiquement, l’important est «l’architecture des sanctions économiques» qui visent aussi bien l’Iran que la Syrie. L’aide à la reconstruction peut être acheminée vers les régions contrôlées par les Forces démocratiques syriennes (FDS) [dirigées par les Kurdes] dans le nord et l’est de la Syrie et vers les Syriens en dehors de la Syrie, mais ne doit pas être accordée au «régime Assad».

Toutes ces mesures avaient pour conséquence que «le reste de la Syrie reste en ruine», selon Dana Stroul. «Ce que veulent les Russes et ce que veut Assad, c’est la reconstruction économique», ce que les Etats-Unis peuvent empêcher grâce aux institutions financières internationales et à la coopération avec les Européens. «Tant que le régime d’Assad ne change pas son comportement, nous devrions maintenir cette ligne et empêcher toute aide à la reconstruction et empêcher que le savoir-faire technique revienne en Syrie.»

La Syrie a été délibérément détruite. Parce qu’elle a refusé de se soumettre aux intérêts géopolitiques des Etats-Unis.

* Karin Leukefeld a fait des études d'ethnologie ainsi que des sciences islamiques et politiques et a accompli une formation de libraire. Elle a travaillé dans le domaine de l'organisation et des relations publiques, notamment pour l'Association fédérale des initiatives citoyennes pour l'environnement (BBU), pour les Verts allemands (parti fédéral) et pour le Centre d'information sur le Salvador. Elle a également été collaboratrice personnelle d'un député du PDS au Bundestag (politique étrangère et aide humanitaire). Depuis 2000, elle travaille comme correspondante indépendante au Moyen-Orient pour différents médias allemands et suisses. Elle est également auteur de plusieurs livres sur son vécu dans les zones de guerre du Proche et du Moyen-Orient.

Source: https://globalbridge.ch/syrien-in-truemmern-und-was-die-medien-verschweigen/, 9 décembre 2024

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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