Le «Sky Shield» protège-t-il l’Autriche?

par le Général à la retraite Günther Greindl,* Autriche

(1 novembre 2024) (CH-S) Les réflexions de Günther Greindl concernent également la Suisse de manière très directe. Un nouveau système de défense aérienne, coûtant des milliards, doit protéger l’Europe des missiles russes. Mais la Suisse et l’Autriche, pays neutres, ne deviennent-elles pas ainsi les cibles d’attaques? Et d’autres systèmes ne seraient-ils pas suffisants et plus compatibles avec la neutralité? En ce qui concerne l’Autriche, le général Greindl met clairement en garde. Les parallèles avec la Suisse sautent aux yeux. L’article de la rédaction sur le thème «Sky Shield et la Suisse» suivra la semaine prochaine.

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Günther Greindl.
(Photo ©privat)

En adhérant à l’initiative «Sky Shield», le gouvernement autrichien a déclenché un débat qui touche à des questions fondamentales de la politique de sécurité et de la neutralité. Les experts en sécurité proches du gouvernement affirment que Sky Shield est indispensable à notre défense aérienne, car l’Autriche ne peut pas protéger son espace aérien seule. Pour la première fois, l’Autriche sera en mesure de combattre des missiles dès la stratosphère. Les opposants au projet estiment que Sky Shield est incompatible avec la neutralité et d’une utilité douteuse. Avec des appréciations aussi divergentes, il vaut la peine d’examiner de plus près le – très coûteux – projet «Sky Shield».

Le Sky Shield

L’«European Sky Shield Initiative» (ESSI) a été lancée par l’Allemagne en 2022. Cette initiative vise à renforcer le système de défense aérienne existant de l’OTAN, le «Integrated Air Defence System», afin de contrer les attaques de missiles russes. Jusqu’à présent, 22 pays de l’OTAN ainsi que l’Autriche et la Suisse souhaitent y participer. La France, l’Italie, l’Espagne et la Pologne n’ont pas encore pris de décision. La France déplore l’orientation unilatérale vers les équipements et la technologie américains. L’industrie de l’armement américaine en serait le bénéficiaire incontesté. L’Europe se mettrait dans une situation de dépendance durable vis-à-vis des Etats-Unis. La raison pour laquelle les Etats neutres que sont l’Autriche et la Suisse participent dès le début à ce projet est probablement due à la nouvelle orientation des deux gouvernements en matière de politique de sécurité, qui prévoit une coopération renforcée et plus étroite avec l’OTAN.

L’adhésion de l’Autriche

Le gouvernement autrichien, tout comme l’UE, suit l’évaluation de l’OTAN qui, depuis la guerre en Ukraine, considère à nouveau l’ancien partenaire stratégique russe comme l’ennemi éternel du monde occidental. L’UE doit donc être rendue apte à la guerre, tel est l’argument central. La protection contre les attaques de missiles russes devient donc une tâche prioritaire pour l’ensemble du territoire de l’UE. L’Autriche y participe volontairement, bien qu’un pays ayant une neutralité crédible ait de bonnes chances de rester à l’écart d’une guerre. Car si l’Autriche défend sa neutralité sur terre et dans les airs et empêche l’utilisation de son territoire par des belligérants: quelle raison la Russie aurait-elle d’attaquer l’Autriche neutre avec des missiles?

La situation en matière de sécurité serait très différente si l’Autriche participait à l’ESSI. En effet, en tant que participant au Sky Shield, l’Autriche est d’emblée une cible d’attaque légitime. Cette crainte est réfutée par le fait qu’une déclaration supplémentaire stipule qu’une participation opérationnelle à la défense antimissile n’est pas envisagée. Il s’agit uniquement de l’acquisition commune d’appareils et de mesures de formation. L’adhésion serait donc compatible avec la neutralité. Ce point est également confirmé par des experts en droit international.

Il est difficile de suivre cette argumentation. Sky Shield est conçu comme un système de défense stratégique qui doit intercepter les missiles dès la stratosphère. Pour cela, il est nécessaire d’acheter des systèmes Patriot ou Arrow 3, qui coûteront plusieurs milliards d’euros. En cas d’achat de ces systèmes, l’Autriche deviendra inévitablement un participant opérationnel au Sky Shield, car le lancement de missiles modernes ne peut se faire qu’en association avec tous les systèmes de défense et sous un commandement unique.

C’est au plus tard à ce moment-là qu’il faut des réponses claires aux questions importantes: à quelle altitude s’arrête la souveraineté de l’Autriche dans l’espace aérien? Le tir de missiles qui survolent l’Autriche en dehors de la zone de souveraineté est-il couvert par le droit de la neutralité? L’Autriche risque-t-elle d’être entraînée dans une guerre des missiles qui ne la concerne pas? Quel risque subsiste malgré le Sky Shield? Quels autres moyens seraient suffisants pour défendre la neutralité dans l’espace aérien?

Préserver la neutralité

La fusion entre l’UE et l’OTAN place l’Autriche devant une tâche difficile, étant donné que l’UE prend ses décisions en matière de politique de sécurité en plein accord avec l’OTAN. Dans la déclaration commune sur la coopération entre l’UE et l’OTAN de janvier 2023, on peut lire: «Nous sommes favorables à la plus grande implication possible des alliés de l’OTAN qui ne sont pas membres de l’UE dans ses initiatives. Nous sommes favorables à la plus grande implication possible des membres de l’UE qui ne font pas partie de l’Alliance dans ses initiatives».

Si l’Autriche ne veut pas renoncer totalement à sa neutralité inscrite dans sa Constitution, elle doit organiser sa défense de manière autonome. Sa position géostratégique au cœur de l’Europe favorise l’Autriche et lui offre des chances réalistes de se tenir à l’écart des guerres. La plus grande menace pour notre neutralité est le survol de l’Autriche ou le transport d’armes par des belligérants. La guerre en Ukraine nous a montré l’importance de l’Autriche pour le ravitaillement de l’OTAN. Une neutralité crédible doit toutefois interdire l’utilisation de notre territoire à tous les belligérants en cas de guerre.

Faute d’équipement moderne, l’Autriche n’a pas pu jusqu’à présent empêcher efficacement la violation de notre neutralité dans les airs. La décision d’acheter le système de missiles antiaériens IRIS-T-SLM, d’une portée de combat allant jusqu’à 40 kilomètres, a constitué une étape décisive pour combler cette lacune. L’acquisition de canons antiaériens «Skyranger» d’une portée de 3000 mètres est également un complément important pour la défense aérienne à l’ère des drones. Outre les Eurofighters, l’Autriche dispose ainsi de moyens importants pour défendre son espace aérien contre des survols non autorisés ou pour protéger des événements majeurs contre des attaques terroristes aériennes. Ces acquisitions permettent à l’Autriche de remplir de manière autonome ses obligations d’Etat neutre. Une participation au projet Sky Shield n’est pas nécessaire pour cela.

Le retour de la guerre froide

Sky Shield suit la logique de la guerre froide et marque le début d’une nouvelle course aux armements. Une guerre froide enclenche une spirale d’armement qui engendre des coûts disproportionnés sans pour autant augmenter la sécurité. Chaque mesure entraîne une contre-mesure, ce qui entraîne une accélération constante de la course. La méfiance mutuelle s’accroît et la menace reste omniprésente malgré tous les efforts.

Une nouvelle course aux armements ne sert que l’industrie de l’armement, mais n’est pas dans l’intérêt de l’Europe. Ce dont l’Europe a besoin, c’est d’un retour à la diplomatie, à la sécurité coopérative et au contrôle des armements. La dénonciation du traité INF («Intermediate Range Nuclear Force Treaty») n’est pas venue de la Russie. C’est l’Europe qui a été trop faible pour empêcher la résiliation de ce traité si important pour la sécurité européenne.

Aujourd’hui, l’UE est à nouveau sur une fausse piste géopolitique. Elle exclut les négociations parce qu’il n’est pas possible de négocier avec la «Russie totalitaire et impériale» tant que la Russie n’a pas abandonné son attitude impériale. Avec une telle attitude, la politique de détente des années 1970 n’aurait pas été possible. A l’époque, des accords de contrôle des armements ont été conclus avec l’Union soviétique totalitaire et impériale avec beaucoup de succès. Le retour de la guerre froide ne profite ni à l’Ukraine ni à l’Europe.

L’idée fondatrice de l’UE était de transformer le continent européen des guerres en un continent de paix. Si l’UE a oublié cet objectif sous l’influence de l’OTAN, ne serait-ce pas une tâche gratifiante pour l’Autriche d’utiliser sa neutralité pour mener une politique de paix engagée? Le contrôle des armements et l’instauration de la confiance au lieu du Sky Shield – voilà le chemin vers la paix!

* Günther Greindl, général à la retraite, né en 1939, est un ancien officier de carrière de l’armée fédérale autrichienne. Parallèlement à sa carrière d’officier, il a étudié l’aménagement du territoire à l’Université technique de Vienne et a obtenu son diplôme d’ingénieur. Il a participé à différentes missions de l’ONU en tant que cadre supérieur pour le détachement autrichien, notamment en tant que commandant des forces de maintien de la paix de l’ONU en Syrie, au Koweït et à Chypre. Par la suite, il a également occupé des postes diplomatiques proches de l’armée. Il est membre fondateur de l’«Initiative neutralité engagée».

Source: https://libratus.online/de/schuetzt-der-sky-shield-oesterreich, 10 septembre 2024

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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