Le vent d’une nouvelle guerre froide souffle sur le cercle arctique

Vijay Prashad.(Photo © Democracy Now)

Par ses activités en Norvège, l’OTAN remplace le Conseil de l’Arctique comme autorité décisionnelle dans la région

par Vijay Prashad,* «Tricontinental – Institut de recherche sociale»

(14 février 2023) En 1996, les huit pays du pourtour de l’Arctique – le Canada, le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège, la Russie, la Suède et les Etats-Unis – ont formé le «Conseil de l’Arctique», un voyage qui a commencé en 1989 lorsque la Finlande a approché les autres pays pour tenir une discussion sur l’environnement arctique.

L’initiative finlandaise a débouché sur la Déclaration de Rovaniemi (1991), qui a établi le précurseur du Conseil de l’Arctique – la Stratégie pour la protection de l'environnement arctique.

A l’é poque, la principale préoccupation de ces gouvernements était les répercussions de la «pollution mondiale et des menaces environnementales qui en résultent» sur l’Arctique, lesquelles détruisent l’é cosystème de la région.

L’ampleur et les conséquences de la fonte de la calotte glaciaire étaient mal comprises (le consensus sur ce danger a été amplifié par les recherches de scientifiques tels que Xiangdong Zhang et John Walsh en 2006 et par le Quatrième rapport d’é valuation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’é volution du climat en 2007).

Les attributions du Conseil de l’Arctique ont ensuite été élargies pour inclure des enquêtes sur le changement climatique et le développement dans la région.

Plus récemment, lors de la réunion ministérielle du Conseil de l’Arctique de 2021 à Reykjavík, en Islande, la Russie a pris la présidence tournante de l’organisation pour deux ans. Cependant, le 3 mars 2022 – exactement une semaine après l’invasion de l’Ukraine par la Russie – les autres membres du Conseil ont amorcé un boycott des réunions afin de protester contre la participation de Moscou dans le groupe.

En juin 2022, ces sept pays ont accepté de «mettre en œuvre une reprise limitée de notre travail au sein du Conseil de l’Arctique sur des projets qui n’impliquent pas la participation de la Fédération de Russie.» En fait, l'avenir du Conseil est en jeu.

Les tensions sur le cercle arctique couvent depuis des années, car les huit pays
du Conseil de l'Arctique se disputent le contrôle de la zone. Ils veulent exploiter
les gisements de minéraux, de métaux et de combustibles fossiles. (Photo sc)

Lutte pour des ressources naturelles précieuses

Pourtant, les tensions géopolitiques dans l’Arctique ne datent pas de l’année dernière. Elles existent depuis plus de dix ans, alors que ces huit pays se disputent le contrôle de la région – non pas pour endiguer les dangers du changement climatique, mais pour exploiter les vastes gisements de minéraux, de métaux et de combustibles fossiles présents sur les 21 millions de kilomètres carrés du cercle polaire.

On estime que la région contient 22% du pétrole et du gaz naturel non découverts dans le monde (bien que l’extraction dans cette région reste coûteuse). L’exploitation des minéraux de terres rares (comme le néodyme pour les condensateurs et les moteurs électriques et le terbium pour les aimants et les lasers) est bien plus lucrative: leur valeur dans tout l’Arctique – du Kvanefjeld du Groenland à la péninsule de Kola en Russie en passant par le Bouclier canadien – est estimée à au moins 1 000 milliards de dollars.

Chaque membre du Conseil de l’Arctique se lance dans une course pour établir le contrôle de ces précieuses ressources, qui, jusqu’à présent, étaient enfermées sous la glace fondante.

Comme plus de la moitié de l’Arctique est constituée d’eaux internationales et de plateaux continentaux de ces huit pays (c’est-à-dire la masse terrestre qui s’é tend dans les eaux océaniques peu profondes), sa réglementation relève en grande partie de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), ratifiée par 168 parties.

Selon la CNUDM, la souveraineté d’un Etat côtier s’é tend à sa mer territoriale, définie comme la zone située à 12 miles nautiques de la ligne de basse mer de sa côte. Les Etats ont également le droit de créer une «zone économique exclusive» dans un rayon de 200 miles nautiques de cette ligne de basse mer, où se trouvent bon nombre de ces ressources.

Par conséquent, l’exploitation des ressources de l’Arctique relève principalement du domaine des Etats membres du Conseil et échappe largement au contrôle multilatéral. Toutefois, la CNUDM limite la souveraineté des Etats en déclarant que les grands fonds marins sont le «patrimoine commun» de l’humanité et que leur exploration et leur exploitation «doivent se faire pour le bien de l’humanité tout entière, quelle que soit la situation géographique des Etats».

Les Nations Unies ont créé l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) pour mettre en œuvre la CNUDM. A Kingston, en Jamaïque, la commission juridique et technique de l’AIFM élabore un code minier destiné à réglementer l’exploration et l’exploitation de la zone internationale des fonds marins. Il convient de noter qu’un cinquième des membres de la commission sont issus de sociétés minières.

Le passage du Nord-Est permet d'éviter les routes maritimes mondiales des
deux derniers siècles. (Illustration The Cradle)

Risque de conflits entre grandes puissances

Alors qu’il n’est pas possible de décréter un moratoire mondial sur l’exploitation minière en eaux profondes – même dans l’Arctique, malgré le traité de 1959 sur l’Antarctique qui interdit effectivement l’exploitation minière sur ce continent – un code minier favorisant les compagnies minières va non seulement accroître l’exploitation, mais aussi augmenter la concurrence et le risque de conflit entre les grandes puissances.

Cette concurrence a déjà intensifié la nouvelle guerre froide entre les Etats de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) – menés par les Etats-Unis – et des pays comme la Chine et la Russie, et a conduit à la militarisation rapide de l’Arctique.

Chaque membre du Conseil de l’Arctique a déjà créé des bases militaires sur le pourtour de l’Arctique, la course à la domination de la région s’accélérant après 2007, lorsque des scientifiques russes ont symboliquement placé un drapeau en titane sur le fond marin de l’Arctique, à 4302 mètres sous le pôle Nord.

Artur Chilingarov, l’explorateur russe qui a mené cette expédition géographique, a déclaré qu’il était motivé par la science et par une préoccupation pour le changement climatique et que «l’Arctique doit être protégé non pas en paroles, mais en actes». Néanmoins, l’expédition géologique russe a été utilisée comme un prétexte pour étendre la militarisation de la région.

Militarisation de la région

Depuis des décennies, les Etats-Unis ont une présence militaire au plus profond du cercle polaire, à la base aérienne de Thulé au Groenland, qu’ils ont développée dans les années 1950 après que le Danemark – le souverain colonial du Groenland – a rejoint l’OTAN.

D’autres pays riverains de l’Arctique disposent également depuis longtemps de forces militaires qui traversent les glaces et les neiges du Nord, une présence qui s’est accrue ces dernières années.

Le Canada, par exemple, construit actuellement l’installation navale de Nanisivik sur l’î le de Baffin, au Nunavut, et prévoit qu’elle sera opérationnelle en 2023. Pendant ce temps, au cours de la dernière décennie, la Russie a rénové la base aérienne de Nagurskoye dans la Terre d’Alexandra et la base aérienne de Temp sur l’î le de Kotelny.

Le Conseil de l’Arctique était l’une des rares institutions multilatérales visant à faciliter la communication entre les puissances de la région. Aujourd’hui, sept d’entre elles ont décidé de ne plus y participer.

Cinq de ces membres abstentionnistes (le Canada, le Danemark, l’Islande, la Norvège et les Etats-Unis) font déjà partie de l’OTAN, tandis que les deux autres (la Finlande et la Suède) font l’objet d’une procédure d’adhésion accélérée à l’organisation.

De plus en plus, l’OTAN remplace le Conseil de l’Arctique en tant qu’autorité décisionnelle dans la région, ses opérations reposant sur le Centre d’excellence pour les opérations par temps froid en Norvège. Depuis 2006, ce centre réunit les alliés et partenaires de l’OTAN pour des exercices militaires semestriels dans l’Arctique, appelés Cold Response.

En mai 2019, le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo s’est rendu à la réunion du Conseil de l’Arctique à Rovaniemi, en Finlande, et a accusé la Chine d’ê tre responsable de la destruction de l’environnement dans l’Arctique.

Bien que la Chine ait lancé un projet de Route de la soie polaire, il n’existe aucune preuve réelle que la Chine ait joué un rôle particulièrement délétère dans les voies maritimes du Nord. Ces commentaires hostiles à l’é gard de la Chine et les sentiments similaires concernant le rôle de la Russie dans l’Arctique font partie de la lutte idéologique visant à justifier la nouvelle guerre froide.

Moins d’un mois après le discours de Pompeo, le ministère américain de la Défense a publié sa Stratégie arctique (2019), qui se concentre sur «la limitation de la capacité de la Chine et de la Russie à exploiter la région comme un couloir de compétition» (une position répétée dans la Stratégie arctique 2020 de l’armée de l’air américaine).

Lorsque les pays riverains se partagent les richesses minières de la région
arctique, les indigènes restent généralement à l'écart. Deux jeunes femmes
tchouktches en habits de fête traditionnels. (Photo sc)

L’OTAN tente de mettre en échec la Russie et la Chine

En octobre 2022, Reykjavík a accueilli son rassemblement annuel sur le cercle arctique, auquel ont participé toutes les grandes puissances, à l’exception de la Russie, qui n’é tait pas invitée. L’ancien président islandais Ó lafur Ragnar Grímsson, qui a été mêlé au scandale de corruption des Panama Papers en 2016, a introduit le discours liminaire prononcé par l’amiral néerlandais Rob Bauer, président du Comité militaire de l’OTAN.

Bauer a déclaré que l’OTAN doit avoir une présence plus musclée dans l’Arctique afin de mettre en échec la Russie ainsi que la Chine, qu’il a qualifiée d’« autre régime autoritaire qui ne partage pas nos valeurs et sape l’ordre international fondé sur des règles». La route de la soie polaire de la Chine, a déclaré l’amiral Bauer, n’est qu’un bouclier derrière lequel les «formations navales chinoises pourraient se déplacer plus rapidement du Pacifique à l’Atlantique, et les sous-marins pourraient s’abriter dans l’Arctique».

Pendant la phase de discussion, l’ambassadeur de Chine en Islande, He Rulong, s’est levé de son siège pour dire à l’amiral de l’OTAN:

« Votre discours et vos remarques sont pleins d’arrogance et également paranoïaques. La région arctique est une zone de grande coopération et de faible confrontation. […] L’Arctique joue un rôle important quand il s’agit du changement climatique. […] Chaque pays devrait faire partie de ce processus.»

«La Chine, a-t-il poursuivi, ne devrait pas être isolée [de] la coopération». Après l’intervention de M. He Rulong, M. Grímsson a clos la session sous les rires étouffés de la salle.

Les communautés autochtones exclues

Les communautés autochtones qui vivent dans l’Arctique sont absentes de la plupart de ces discussions: les Aléoutes et les Yupiks (Etats-Unis); les Inuits (Canada, Groenland et Etats-Unis); les Tchouktches, les Evenks, les Khantys, les Nenets et les Sakhas (Russie); et les Sames (Finlande, Norvège, Russie et Suède).

Bien que ces communautés soient représentées par six organisations au sein du Conseil de l’Arctique – l’Association aléoute internationale, le Conseil arctique de l’Athabaska, le Conseil internationale des Gwich’in, le Conseil circumpolaire inuit, l’Association des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême Orient de la Fédération de Russie et le Conseil saami – leurs voix ont été encore plus étouffées pendant l’intensification du conflit.

Ce silence des voix autochtones me rappelle Nils-Aslak Valkeapää (1943–2001), le grand artiste same, dont la poésie1 résonne comme le bruit du vent:

Pouvez-vous entendre les sons de la vie
dans le murmure du ruisseau
dans le souffle du vent
C'est tout ce que je veux dire
c'est tout

* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est écrivain et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental: Institute for Social Research. Il est membre senior non-résident du Chongyang Institute for Financial Studies de l’Université Renmin de Chine. Il a écrit plus de 20 livres, dont «The Darker Nations» et «The Poorer Nations». Ses derniers livres sont «Struggle Makes Us Human: Learning from Movements for Socialism» et, avec Noam Chomsky, «The Withdrawal: Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of US Power».

Source: https://thetricontinental.org/newsletterissue/arctic-circle-new-cold-war, 12 janvier 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.researchgate.net/publication/285210226_Three_Poems/fulltext/5688d89408aebccc4e16d292/Three-Poems.pdf

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