Le néo-libéralisme est-il incompatible avec le libéralisme?

Suzette Sandoz lors de son discours de lauréate à l'occasion de la
remise du «Prix Röpke pour la société civile» par l'Institut Libéral de
Zurich. (Photo mad)

par Suzette Sandoz,* Pully VD

(25 janvier 2024) (Réd.) Le 5 décembre 2023 a eu lieu dans le cadre de la «Fête de la liberté de l’Institut Libéral» de Zurich la remise du «Prix Röpke» à Mme le Professeur Suzette Sandoz.

Dans son discours que nous documentons ci-dessous, Suzette Sandoz se demande si le libéralisme classique est incompatible avec le néolibéralisme. Sa réponse est: «presque». Pour elle, le néolibéralisme est une doctrine économique visant à dominer le monde et très éloignée de la philosophie humaniste du libéralisme. Cela a pour conséquence que dans un système néolibéral, l'économie n'est plus au service de l’homme, comme le prévoit la philosophie libérale classique, mais l’homme est au service de l'économie, en tant que ressources à exploiter au maximum, sans avoir à se soucier des aspects sociaux.

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Octobre 1995: L’effervescence de la campagne pour les élections au Conseil national est à son comble. J’ai pris conscience depuis peu que le libéralisme pour lequel je milite en tant que libérale vaudoise depuis plusieurs années est menacé par un mal sournois: le néo-libéralisme. Jour après jours depuis des semaines, voire des mois, on lit dans la presse romande les conséquences néfastes du néolibéralisme dont on accuse les libéraux d’être les auteurs et les défenseurs.

Une confusion totale s’est installée entre deux notions clairement différentes: le libéralisme, philosophie politique humaniste, et le néo-libéralisme, théorie et pratique économique, déviance de l’économie de marché. Cette déviance, brusquement accélérée depuis la fin de la guerre froide, était en train – en 1995 déjà – à cause de cette confusion, de tuer le libéralisme politique. Le déclin de ce dernier est quasi total, en Suisse, 10 ans plus tard environ, avec la disparition, sauf dans le canton de Bâle-Ville, du parti libéral.

Comment expliquer ce phénomène? Sans avoir la prétention de détenir la vérité, je voudrais esquisser une réponse en analysant succinctement ce que l’on entend par libéralisme d’une part, par néo-libéralisme d’autre part et en cherchant si les deux notions sont conciliables ou incompatibles.

Le libéralisme, une pensée politique

La politique est l’art de gérer la vie en société. Une philosophie politique recherche donc la manière d’assurer la meilleure «gestion» des êtres humains vivant en société, ce qui implique deux conditions: une connaissance de l’homme en tant qu’être humain et une connaissance de la société dans laquelle il vit. Une pensée politique devrait être à la fois humaniste et sociale.

La pensée politique libérale est fondamentalement humaniste, c’est-à-dire construite sur l’étude et la connaissance de l’être humain et des interactions entre les humains. Ces interactions concernent autant la vie privée que la vie publique. La politique libérale, c’est-à-dire le libéralisme, repose sur une connaissance mais aussi sur un respect de chaque être humain parce qu’il y a une égalité de valeur entre tous les humains, malgré – et mieux encore «avec» – leurs différences.

Le libéralisme est une doctrine politique réaliste. Il ne postule pas que l’homme est naturellement bon, mais il constate aussi qu’il n’est pas que «méchant». En outre, il constate que l’homme est capable d’être responsable. Cette capacité est développée par l’éducation et la culture. C’est un corollaire de la liberté, soit de l’aptitude à affronter les risques de la vie, à en mesurer puis à en assumer les conséquences.

Or le libéralisme postule que l’homme naît libre, c’est-à-dire apte à diriger sa vie dans le milieu où il se trouve. Cette liberté – qui rend responsable – est, avec la responsabilité, un élément constitutif de la nature humaine.

Par cette double affirmation de liberté et de responsabilité, le libéralisme défend un humanisme marqué au coin de l‘influence chrétienne. S’y ajoute naturellement la notion d’égalité. Celle-ci est aussi d’origine profondément chrétienne dans la mesure où il s’agit bien d’une notion de valeur des personnes et non pas d’égalité arithmétique, notion économique, marxiste, qui ne s’apprécie que sous un angle financier et matérialiste.

En tant que pensée politique, le libéralisme s’intéresse à tous les domaines de la vie, à tout ce qui concerne les relations humaines en société. L’économie en fait partie et le libéralisme y applique les mêmes principes de liberté et de responsabilité. Il défend une économie capitaliste, de libre marché et de concurrence, mais consciente de sa responsabilité sociale. L’économie n’est pas un but en soi, c’est un moyen de la vie en société.

La pensée politique libérale englobe l’ensemble de la vie humaine en société – elle évite les abus et favorise le meilleur développement des qualités de chacun. Or nous touchons là à un élément fondamental dans le libéralisme, le rôle de l’Etat.

Des contradictions existent entre les exigences de la liberté individuelle, la liberté d’un groupe et la liberté dans la société. C’est le rôle de la politique d’essayer de concilier ces contradictions de la manière la plus harmonieuse et la moins «injuste». Et cette conciliation est la raison d’être de l’Etat.

Le libéralisme ne refuse pas l’Etat. Il le considère comme un mal nécessaire vu l’imperfection humaine. Sans organisation étatique une société est livrée à l’arbitraire de la force, de la violence et des inégalités naturelles. L’Etat doit donc assurer une certaine discipline et un certain équilibre des forces au sein de la société car l’anarchie n’est pas la liberté mais la chance du plus fort.

L’Etat est représenté par des humains faillibles, bien qu’ils soient élus! Ces humains sont donc toujours tentés d’abuser de leur pouvoir politique ou d’être «récupéré» à cette fin par des groupes de personnes. Le libéralisme est constamment à la recherche d’un régime politique permettant à l’Etat d’arbitrer les rapports de forces entre les membres de la société mais sans déresponsabiliser les personnes.

Suzette Sandoz et Olivier Kessler, directeur de l'Institut Libéral, lors
de la remise du prix. (Photo mad)

Le libéralisme défend la démocratie, les collectivités étatiques nationales et le fédéralisme

La démocratie est un régime politique capable, mieux (ou moins mal?) que beaucoup d’autres régimes, de tendre à cet équilibre recherché entre ordre et liberté. Cela implique évidemment un accord de la société sur des valeurs fondamentales, valeurs transmises ou enseignées grâce à la famille, à l’école, à l’éducation, à la formation, à la culture.

La démocratie directe ou semi-directe à la suisse est une manière de vérifier constamment l’adéquation entre les règles et la mentalité de la population. Une société «liquide» comme est qualifiée celle d’aujourd’hui rend le jeu démocratique très difficile car les changements peuvent être brutaux et belliqueux, d’où l’utilité d’enseigner soigneusement à l’école l’histoire et le fonctionnement des institutions. Un pays qui ignore son histoire ne peut ni comprendre, ni même utiliser intelligemment ses meilleures institutions.

Mais notons en passant que le libéralisme n’est pas messianique. Il défend le principe des Etats nationaux non pas en tant que porteurs d’un message universel, mais en tant que collectivités à la mesure des êtres humains qui peuvent s’y sentir «chez eux».

Le libéralisme n’est donc pas favorable à une gouvernance mondiale car dans une telle gouvernance la responsabilité individuelle est totalement délayée au sein d’une collectivité trop vaste et trop variée. Une gouvernance mondiale assoit son autorité sur l’uniformisation des «sujets». En outre, le pouvoir central devient trop puissant.

A l’opposé, si, au sein d’un Etat national, il existe des collectivités de cultures très différentes, le libéralisme préconise une structure fédéraliste seule capable d’assurer le respect des différences et meilleure garantie contre les excès du pouvoir. En Suisse donc, le libéralisme est fondamentalement fédéraliste.

Venons-en au néo-libéralisme, ce véritable gros mot en Suisse romande

Le néo-libéralisme est une doctrine économique. Il ne supprime pas l’Etat mais cherche à le réduire à une sorte de rôle annexe par rapport à l’économie.

Si le néo-libéralisme est une doctrine politique, il doit se préoccuper d’autre chose que d’économie. C’est évidemment là que le bât blesse, car le néo-libéralisme ne se préoccupe de l’Etat que par rapport à l’économie et il ne pense l’homme que sous cet angle-là. Or cette limitation a des conséquences catastrophiques parce que l’économie est de nature totalitaire.

La démocratie est un régime politique relativement lent particulièrement quand il s’agit d’une démocratie directe ou semi-directe. Elle recherche avant tout le «consensus» par la consultation, la discussion, les votes, l’équilibre des forces.

L’économie, elle, a souvent besoin de décisions très rapides, de concentration des forces, voire de secret. C’est compréhensible, les intérêts ne sont pas les mêmes qu’en politique. Les sociétés commerciales sont certes organisées «démocratiquement», mais le pouvoir reste très concentré entre les mains du Conseil d’administration. Plus une entreprise grandit, moins elle est «démocratique».

L’avantage des PME c’est précisément de garder des dimensions quasi-«familiales» ou du moins très «humaines» et même «locales». Mais le développement des grands marchés comme d’ailleurs la nécessité de «faire sa place» dans un monde globalisé et très concurrentiel incitent à l’agrandissement des entreprises, sociétés commerciales au sein desquelles les décisions vont échapper toujours plus aux «membres» et se concentrer sur la tête de quelques personnes, tout en se compliquant et se développant entre les pays dans lesquels des filiales naissent et grandissent etc…

La grandeur et le fonctionnement de ces sociétés protéiformes impliquent l’existence d’un pouvoir central d’autant plus fort que l’activité va se dérouler dans des Etats de culture, de tradition de législation différentes. Pour que d’immenses organismes fonctionnent, il faut une organisation stricte, avec des têtes fortes, attirant des personnes «d’attaque» grâce à des salaires compétitifs. Bref, c’est la spirale de la déshumanisation, de la finance pour elle-même, de la puissance.

La nature humaine ne résiste pas souvent à l’appât du gain, ni à la tentation d’être le plus fort, d’exercer le pouvoir. Or l’économie, c’est le pouvoir par l’argent et par la dépendance des consommateurs. Avec la mondialisation, tous les ingrédients sont réunis pour favoriser ce défaut humain. L’économie devient un but et un moyen de pouvoir dont la grandeur n’a que faire du niveau national.

L’abrogation des frontières, l’uniformisation des règles indépendamment des sociétés humaines auxquelles elles doivent s’appliquer requièrent un pouvoir ferme indiscuté au niveau international.

Les «citoyens» des Etats ne sont plus vus que comme des consommateurs soumis à la drogue de la publicité. Lâchée dans l’arène internationale, l’économie devient son propre but, alors que, tant qu’elle reste «nationale», elle peut conserver son rôle social essentiel.

L’économie mondialisée offre à certains de ses capitaines un pouvoir financier égal ou supérieur à celui de chefs d’Etat. Comment et pourquoi se préoccuper encore des questions humaines et sociales dans telle ou telle «succursale nationale» alors qu’on traite d’égal à égal avec les grands de ce monde? On ne voit plus que l’économie, on croit qu’elle constitue un régime politique conférant une légitimité car elle produit de la richesse.

Et après tout, les citoyens de tous les Etats sont des consommateurs dont on peut créer les besoins grâce à des publicités que la globalisation et les moyens techniques actuels rendent de plus en plus efficaces et parfois vicieuse. Le mécanisme malheureux est enclenché. La «pensée politique» n’est plus qu’une pensée oligarchique en faveur des «grandsde l’économie».

Il n’y a plus rien de «libéral» mais comme cette économie s’est développée à l’origine dans des pays démocratiques influencés notamment par le libéralisme, les détracteurs de la pensée libérale s’empressent de qualifier cette économie déshumanisée de néo-libéralisme alors qu’elle n’est pas une pensée politique. C’est simplement une néo-économie. Mais c’est alors qu’un nouveau danger guette.

De plus en plus souvent, on entend des voix plaider en faveur d’une gouvernance mondiale afin – dit-on – de mieux lutter contre des abus, de supprimer des différences économiques injustifiées, des concurrences déloyales, d’assurer une sorte d’égalité économique mondiale.

Pour une gouvernance mondiale, la démocratie est irréalisable. Une gouvernance mondiale n’est évidemment possible que moyennant une espèce d’uniformisation des esprits et d’anéantissement de l’esprit critique, ce qu’assure de manière pernicieuse le développement de la numérisation. La numérisation galopante de plus en plus imposée favorise l’ostracisme de la partie «résistante» de la population. Les «résistants» seront sans doute vite mis au ban de la société puis surveillés comme le reste.

Une bonne gouvernance mondiale promet de veiller sur chacun qu’elle déchargera des tâches les plus humbles et des soucis de base, et saura tenir à l’écart ceux qui voudraient exercer leur esprit critique pour contester les mesures officielles de protection imposées et défendre le droit de penser et d’agir en citoyens libres, responsables.

Le néo-libéralisme veut le confort des peuples, en échange de leur liberté et de leur responsabilité, c’est-à-dire de leur dignité. Et par-dessus, une bonne dose de moralisation geignarde qui doit développer chez les humains un sentiment de culpabilité débilitant et peut-être, afin de faire «une bonne action», une habitude de dénoncer ceux qui ne se coulent pas dans le moule.

Conclusion

Ce néo-libéralisme prétend régenter le monde par l’économie seul critère de bonheur. Il réduit la politique à l’économie, ravale les citoyens au rang de simples consommateurs, les Etats à un rôle d’exécutants de leurs règles de surveillance.

Ce néo-libéralisme n’est pas une économie libérale parce que ses défenseurs cherchent le pouvoir alors que les meilleurs acteurs d’un économie libérale défendue par le libéralisme ont, outre un esprit d’entreprise, une idée de service à la communauté sociale à l’égard de laquelle ils savent et veulent assumer ce que l’on appelle à juste titre «leur responsabilité sociale d’entreprise».

La question du titre est: «Le néo-libéralisme est-il incompatible avec le libéralisme?». La réponse est «presque». Ce néolibéralisme, qui est le pur contraire du libéralisme, veut dominer le monde: il met l’homme au service de l’économie et non l’économie au service de l’homme. Plus que jamais, nous avons besoin du libéralisme, de cette pensée politique humaniste et sociale qui inclut naturellement une économie libérale et dont toutes les préoccupations sont tournées vers l’être humain libre et responsable, capable d’assumer des risques et de l’emporter sur le protectionnisme infantilisant d’un «néo-libéralisme» au service de l’économie, de la technique et d’une globalisation irréfléchie.

* Suzette Sandoz est née en 1942 à Lausanne. En 1964, elle termine ses études de droit à l'Université de Lausanne et obtient son doctorat en 1974. De 1990 à sa retraite en 2006, elle est professeure ordinaire en droit privé, spécialisée dans le droit des successions et de la famille, et de 2002 à 2004, elle est en outre doyenne de la Faculté de droit de l'Université de Lausanne. De 1986 à 1991, Suzette Sandoz est membre du Grand Conseil du canton de Vaud pour le Parti libéral et de 1991 à 1998, membre du Conseil national. Son blog «Le grain de sable» se trouve sous: https://suzettesandoz.ch/

Source: https://www.libinst.ch/events/li-freiheitsfeier-2023-welcher-liberalismus-fuer-das-21-jahrhundert/, 5 décembre 2023

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