Analyse de livre

"Sous la protection de la Suisse"

Carl Lutz, 1942 (photo de la
succession Hirschi)

Comment le diplomate suisse Carl Lutz a sauvé 50'000 vies

par Thomas Scherr

(25 mai 2021) Le fait qu’une seule personne puisse avoir une énorme importance est démontré par l'exemple du diplomate suisse Carl Lutz. A l'époque de la plus froide cruauté et de la plus grande insensibilité, cet homme a risqué sa vie pour sauver des milliers de Juifs d'une mort certaine.

Dans le magnifique livre intitulé «Sous la protection de la Suisse. L’opération de sauvetage de Carl Robert Lutz (1875–1975) pendant la Seconde Guerre mondiale à Budapest – témoignages de l’époque»,* édité par Agnes Hirschi et Charlotte Schallié, le lecteur est mis face à la situation choquante de l’occupation de Budapest par l'armée allemande en 1944. Après une introduction historique et de nombreux témoignages très émouvants, l'ouvrage permet de comprendre l'opération de sauvetage coordonnée par Carl Lutz.

Négociations avec Adolf Eichmann

En 1944, le diplomate suisse a dû marchander des «lettres de protection» avec des géants nazis tels qu'Adolf Eichmann, qui a organisé la déportation et l'extermination des Juifs. Grâce à ces «lettres», les Juifs cherchant refuge à Budapest purent être placés sous la protection salvatrice de la légation suisse – avec la perspective officielle de pouvoir émigrer en Palestine. Face à l'aggravation dramatique de la situation, Lutz étendit les contingents donnés à plusieurs milliers de personnes, sous sa propre responsabilité. En même temps, il dut négocier avec le ministre hongrois des Affaires étrangères Gábor Kemény, entre autres, pour placer des maisons sous la garde de la Suisse afin d'accueillir le nombre croissant de personnes en quête d'aide. Les opérations de sauvetage commencèrent en mai 1944 et se terminèrent à Noël 1944, à la libération par l'armée soviétique.

«Sous la protection de la Suisse», queue
de personnes devant l'ambassade suisse

Prendre des risques pour sauver autrui

«On n'attend pas vraiment des diplomates qu'ils soient des héros qui prennent des risques. C'est sa conscience qui a poussé Carl Lutz à profiter de sa fonction au-delà des limites autorisées en mettant fortement en danger sa carrière. Et il a même pris des risques pour sa sécurité personnelle pour sauver de parfaits inconnus faisant face à la persécution.» (p. 475) C'est ainsi que Miklós Weisz, alors âgé de 8 ans, s’est exprimé dans un discours plusieurs décennies plus tard, en 2005.

Qui était ce courageux diplomate suisse? Lutz naquit à Walzenhausen, en Appenzell Rhodes-Extérieures, et était l’avant-dernier de dix enfants. Son père, qui exploitait une carrière, mourut alors que Lutz était encore jeune. Sa mère était professeur à l’école du dimanche d’une congrégation méthodiste et s'occupait des pauvres, bien que la famille elle-même n'eût pas grand-chose. Elle était une femme chaleureuse et un modèle pour Carl Lutz, qui adorait sa mère. Comme il ne pouvait pas étudier en Suisse pour des raisons financières, il émigra aux Etats-Unis après avoir terminé un apprentissage commercial. Grâce à plusieurs années de travail en usine, il put y financer ses études d'histoire et de droit. Pendant cette période, il débuta sa carrière diplomatique en occupant des postes temporaires dans la légation suisse. En 1935, Lutz épousa Gertrud Fankhauser. Après plusieurs postes, Lutz a finalement travaillé à Jaffa, ville à la tête de ce qui était alors la Palestine et la Transjordanie. En tant que vice-consul, il représentait également les intérêts des Allemands du Reich en Palestine. (p. 13s.)

Alexander Schlesinger, né en 1928, a été sauvé de la mort
par Carl Lutz. Interviewé en 2012 (photo du volume discuté).

Du courage grâce à sa boussole morale

A la question de savoir comment il se fait que Carl Lutz se soit autant impliqué à Budapest, l'auteur et producteur Daniel von Aarburg («Carl Lutz – le héros oublié») a tenté de trouver une réponse dans une interview accordée à la Télévision suisse alémanique SRF en 2014: «C'est la grande question, inexplicable et passionnante, quand on traite de Carl Lutz. Comment un homme qui a dû abandonner sa formation de prêtre en raison de sa timidité peut-il négocier un tel accord sur la vie juive avec la haute hiérarchie nazie, et risquer sa peau par-dessus le marché en essayant de tromper Eichmann et ses semblables de manière très intelligente? Je ne peux l'expliquer que par sa piété, qui lui a fourni une boussole morale et qui, au moment décisif de sa vie, lui a donné le courage de suivre sa conscience et, dans un acte unique de courage civil, de ne pas se contenter de remplir ses fonctions diplomatiques. Carl Lutz était aussi un humaniste et un philanthrope, il aimait la diversité de l'existence humaine...» (SRF DOK du 28/8/2014)

File d'attente devant l'ambassade suisse («Glass House»), 1944
(photo de la succession A. Hirschi).

Déportation de 430 000 Juifs en seulement 7 semaines

Dans le cadre de cette opération de sauvetage, qui impliqua également des représentants d'autres pays, Lutz et ses assistants ont dû faire face à d'énormes défis logistiques et bureaucratiques: produire secrètement des papiers d'identité pour des milliers de personnes, prendre des photos, organiser la protection contre les attaques violentes, trouver des abris, se procurer de la nourriture, etc. Un vaste réseau de groupes et d'individus divers a vu le jour, travaillant ensemble pour sauver le plus grand nombre de personnes possible. En effet, après l'occupation de la Hongrie par la Wehrmacht allemande, 430 000 Juifs avaient été déportés de la province en quelques semaines seulement – à partir du 15 mai 1944 –, le tout bien organisé de manière bureaucratique par la machinerie d'extermination d'Eichmann. En raison de la pression internationale, le régent hongrois de l'époque, l'amiral Miklós Horthy, mit fin aux déportations le 6 juillet. Mais dès le 15 octobre, Horthy subit des pressions pour démissionner en faveur des Croix fléchées nazies. La pression sur les aides et les sauveteurs secrets s'intensifia d'autant plus. Ils espéraient tous une avancée rapide de l'armée soviétique.

Carl Lutz dans l'ambassade
britannique bombardée, 1944
(photo provenant de la succession
A. Hirschi).

«...Il avait besoin de centaines d'autres personnes pour l'aider...»

Paul Fabry, un officier hongrois de 24 ans qui combattait dans la clandestinité à l'époque, décrivit plus tard le travail nécessaire au sauvetage des Juifs hongrois: «Il [Carl Lutz] était exemplaire. Mais ceux qui l'ont aidé savaient aussi qu'une personne seule ne pouvait pas sauver les autres. Il n'y eut pas un seul Juif sauvé sans l’implication de dizaines d'autres personnes. Il y avait celui qui le faisait entrer dans la maison, celui qui l'emmenait au taxi, celui qui lui donnait un peu de monnaie ou quelque chose à manger, celui qui courrait d'un endroit à l'autre avec de faux certificats, celui qui passait des coups de téléphone pour lui dire de fuir. C'était une chaîne d'événements, et une seule seconde pouvait compter. A quel endroit quelqu'un pouvait-il aider dans cette seconde? Y avait-il quelqu'un pour apporter de l’aide? Y avait-il quelqu'un pour lui donner ce papier? Personne n’était en mesure de sauver seul des milliers de personnes persécutées, et c'était vrai aussi pour Lutz. Lutz était un héros, mais il avait besoin de centaines d'autres personnes pour l'aider.» (p. 64s.) Cependant, Lutz était celui qui prit la décision d’agir, qui coordonna les actions, qui fut ensuite rejoint par d'autres. Au final, plus de 50 000 personnes furent sauvées d'une mort certaine. Et qu'est-ce qui préoccupa Lutz dans les années suivantes? Ce qu'il aurait pu faire d'autre pour sauver encore plus de gens... (p. 15)

Les derniers témoins oculaires vivants

Dans les années d'après-guerre, cette opération de sauvetage fut presque oubliée. Ce n'est qu'après sa mort que son travail fut connu par le grand public. Après le film impressionnant «Carl Lutz – le héros oublié» de Daniel von Aarburg, diffusé en 2014, c’est au tour de cette publication, qui livre les déclarations des derniers témoins oculaires vivants. La belle-fille de Lutz, Agnes Hirschi, a compilé ce précieux ouvrage en collaboration avec Charlotte Schallié et une équipe internationale.

Agnes Hirschi, éditrice,
belle-fille de Carl Lutz

«Consacrer sa vie à sauver des vies»

En 2012, Alexander Schlesinger, qui vit aux Etats-Unis, observa: «Oui, nous sommes une génération qui s'éteint; bientôt, il n'y aura plus personne qui s’en souviendra personnellement, et Carl Lutz sera de l'histoire ancienne pour tout le monde». [Ces dernières années], Carl Lutz est devenu encore plus grand à mes yeux – peut-être parce qu'en vieillissant, j'ai pris conscience des risques qu'il avait pris. Ce n'était pas aussi clair pour moi en 1944 que ça l'est aujourd'hui. Carl Lutz a également mis sa vie en jeu. Personne n'était en sécurité. [...] Il est vraiment difficile de dire ce qui se passait exactement dans sa tête, dans son cœur, lorsqu'il a décidé de consacrer sa vie à sauver des vies humaines. Qu'est-ce qui pousse une personne à faire cela alors qu'autour d'elle, des individus en détruisent d'autres? Mais si une personne dit: ‹Non, ce n'est pas bien – ce n'est pas bien de tuer des enfants, des femmes, des vieillards, des personnes sans défense›, alors c'est une raison de l'élever au-dessus des autres. Carl Lutz était l’une d’elles.» (p. 331)

Charlotte Schallié, éditrice, professeur
à l'Université de Victoria, Canada

Nombreux sont ceux qui ont réagi et ressenti ce que Lutz a ressenti, et leurs actions étaient profondément humaines. Les supérieurs de Lutz à la légation de Budapest étaient également au courant de l'expansion de ses opérations de sauvetage. Sans oublier les différentes légations d'autres Etats neutres qui l'ont soutenu et se sont elles-mêmes activées, à l’instar des légations suédoise, espagnole, portugaise, ou la nonciature du Vatican, ou le CICR. L'engagement du Suédois Raoul Wallenberg, qui a également travaillé en étroite collaboration avec Lutz, est devenu mondialement connu.

Oui – il s'agissait d'Etats et d'institutions neutres. D'un point de vue humanitaire, la valeur de la neutralité ne doit pas être sous-estimée.

* «Unter Schweizer Schutz. Die Rettungsaktion von Carl Lutz während des Zweiten Weltkriegs in Budapest – Zeitzeugen berichten», Editeurs Agnes Hirschi et Charlotte Schallié. Limmat-Verlag, Zurich 2020

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