Un nouvel ordre sanitaire pour le monde
Un contrat social post-Covid ou «The Great Reset»
par le professeur Alfred de Zayas, Ecole de diplomatie de Genève
(30 janvier 2021) De nombreux politologues, économistes, juristes, historiens, journalistes et militants de la société civile ont pris conscience que le monde post-Covid ne devrait pas simplement «reprendre là où nous nous sommes arrêtés», mais qu'il appelle en fait un nouveau contrat social définissant de meilleures priorités budgétaires, plaçant les gens au-dessus des profits, adoptant des mesures concrètes pour faire progresser l'égalité et la justice sociale. La solidarité internationale et la préparation aux situations d'urgence doivent être renforcées pour faire face aux défis mondiaux. Reprendre les affaires courantes n'est pas acceptable. La crise que nous subissons et sa gestion pathétique par de nombreux pays sont le résultat direct de l'échec des politiques néolibérales, qui doivent être revues et corrigées si l'on veut que la planète survive.
De nouvelles priorités sont nécessaires
Quelles sont les nouvelles priorités? Le rôle de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) doit certainement être renforcé et élargi. Les réglementations sanitaires internationales doivent être réévaluées et il est urgent d’adopter un document révisé contenant des dispositions pour une coopération internationale plus rapide et plus efficace. L'accent doit être mis sur la prévention et le traitement des maladies et des contagions, l'alerte précoce et la facilitation de l'échange d'informations. L'OMS, mais aussi toutes les autorités sanitaires nationales et régionales, doivent consacrer du temps et des ressources à la recherche de remèdes contre les virus actuels et futurs, le VIH/sida, le cancer, les maladies cardiaques, les emphysèmes, la maladie d'Alzheimer, la maladie de Parkinson, la sclérose en plaques, le paludisme et la tuberculose. Nous avons l'obligation morale de nous efforcer d'éradiquer toutes les maladies et pas seulement celles qui ont un potentiel de propagation internationale. Nous avons besoin d’autres choses que de simples «sparadraps» et de mesures palliatives soulageant la douleur momentanée. Nous avons besoin d'institutions correctement financées qui – comme des «groupes de réflexion» sanitaires – anticipent les crises futures. Alors que la population mondiale, notamment en Europe, au Japon et en Australie, vieillit, nous devons à nos parents et nos grands-parents de nous attaquer à tous les problèmes accompagnant l’âge. Notre planète est riche et généreuse, et les personnes âgées ne devraient pas être mises de côté par la société, mais pouvoir profiter des dernières années de leur vie terrestre avec dignité.
Conférence mondiale sur la «reprise post-covid»
C'est dans ce sens que le Secrétaire général des Nations Unies devrait convoquer une conférence mondiale sur la reprise post-covid [«Post-Covid Recovery»], chargée d'élaborer un plan d'action, un programme mondial fondé sur le multilatéralisme et la coordination de toutes les agences des Nations Unies et de ses groupes régionaux, avec une large participation des organisations intergouvernementales, comme l'OIM et South Centre, du Comité international de la Croix-Rouge, des organisations non gouvernementales, des universités et de la société civile. Le moment est venu pour António Guterres de s'entretenir avec des conseillers de toutes disciplines, notamment les économistes Jeffrey Sachs, Joseph Stiglitz et Thomas Piketty, et de faire des propositions concrètes aux dirigeants mondiaux sur la meilleure façon de consolider les normes sanitaires dans le monde et de renforcer la paix mondiale, tout en réformant les institutions financières, le commerce mondial et les secours en cas de catastrophe conformément aux buts et principes de la Charte des Nations Unies, et en tenant dûment compte des résolutions 2625 [relations amicales et coopération entre les Etats, ndlr.] et 3314 [définition de l’agression, ndlr.] de l'Assemblée générale.
Repenser radicalement le système financier et économique
La pandémie de Covid-19 peut changer la donne, elle peut être une occasion historique de repenser radicalement le système financier et économique actuel, caractérisé par ses cycles d'expansion et de ralentissement, un chômage généralisé et une répartition manifestement injuste des richesses, laissant les sociétés mal préparées à faire face aux crises, tels les pandémies, les ouragans, les tremblements de terre, les tsunamis, les éruptions volcaniques et, bien sûr, les conséquences du réchauffement climatique.1
Un nouveau contrat social implique un changement de paradigme dans les modèles économiques, commerciaux et sociaux dominants. Les gouvernements portent la responsabilité de leurs allocations budgétaires imprudentes et inéquitables, donnant la priorité aux dépenses militaires plutôt qu'aux investissements dans la santé, l'enseignement et les infrastructures axées sur les personnes. A la lumière de la pandémie de Covid, chaque pays devrait immédiatement réduire ses dépenses militaires et non essentielles et se concentrer de toute urgence sur la résolution des problèmes et des complications accompagnant la pandémie.
Réorganiser les priorités économiques et commerciales
C'est un moment propice pour les membres des Nations Unies de dompter la mondialisation, qui a apporté des choses positives, mais qui est toujours et encore accompagnée d'une pauvreté extrême et d'une injustice sociale endémique. Il est grand temps de réformer les institutions de Bretton Woods2 dépassées et de réorganiser les priorités économiques et commerciales afin d'atteindre les Objectifs de développement durable (SDG) et de donner un sens concret au droit à l'autodétermination des peuples et à leur droit au développement.
Dans ce contexte, une conférence mondiale sur la reprise post-covid est nécessaire, avec pour mandat de relancer le multilatéralisme, d’assurer le financement adéquat de toutes les agences des Nations Unies et d’établir des mécanismes pour améliorer leur coordination et leur efficacité. Mais si elle veut apporter une valeur ajoutée, la conférence doit aller au-delà d’ajustements de façade et d'un retour superficiel au statu quo ante dysfonctionnel. La conférence doit promouvoir la préparation aux situations d'urgence face à tous risques, également en vue de politiques coordonnées pour faire face aux nouveaux dangers mondiaux, tels que les impacts potentiels d’astéroïdes.
Pour l'instant, il ne s'agit pas de modifier la Charte en vertu de l'article 108 [Directives pour l’entrée en vigueur des amendements à la Charte, ndlr.], mais la Conférence devrait émettre un engagement, une déclaration de bonne foi réaffirmant les buts et principes des Nations Unies en tant que meilleur espoir de l'humanité, et s'engageant à appliquer la Charte des Nations Unies comme une sorte de constitution mondiale,3 en respectant les arrêts et les avis consultatifs de la Cour internationale de justice comme les déclarations faisant autorité d'une Cour constitutionnelle mondiale. Cela impliquerait l'incorporation progressive des dispositions de la Charte des Nations Unies dans la législation nationale des Etats membres.
Abandonner la course aux armements, la guerre, les bases militaires …
Une conférence mondiale pourrait réexaminer les quatre libertés de Franklin Delano Roosevelt, redécouvrir l’esprit de la Déclaration universelle des droits de l'homme, faire revivre l'héritage d'Eleanor Roosevelt, de René Cassin, de Charles Malik, de P.C. Chang et de John Humphrey. Le changement de paradigme implique une modification des priorités budgétaires nationales et un abandon de la course aux armements, de la guerre, des bases militaires, des acquisitions de drones et de missiles. Ce qui est urgent et faisable, c'est une conversion progressive des budgets militaires en budgets pour la sécurité humaine.
«Le désarmement pour le développement»: un nouveau mantra
Notre nouveau mantra devrait être «le désarmement pour la santé», ou le concept plus large du «désarmement pour le développement». En effet, une réduction significative des dépenses militaires permettrait de libérer les fonds nécessaires à la réalisation des Objectifs de développement durable (SDG) et de garantir la jouissance de tous les droits de l'homme par tous, y compris et surtout le droit à la santé, à la nourriture, à l'eau, à un abri, etc. L'argent des contribuables gaspillé dans les activités orwelliennes de «surveillance de masse», telles que celles révélées par Edward Snowden,4 doit être réorienté vers les services sociaux. Dans mon rapport de 2014 au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, j'ai montré comment l'establishment militaire peut être progressivement converti en industries pour la paix à tous les niveaux, créant ainsi beaucoup plus d'emplois dans l’enseignement, les soins de santé, le logement, la protection de l'environnement et d'autres services sociaux.5
La conférence mondiale sur la reprise post-covid devrait prendre des mesures pour abolir les paradis fiscaux et garantir le paiement des impôts par les investisseurs et les sociétés transnationales sans enregistrements fictifs et sans «sweetheart deals».6 Les échecs de l'idéologie néolibérale, l'exploitation systématique des peuples du monde entier, la destruction de l'environnement et la menace constante que représente la course aux armements, le stockage d'armes de destruction massive, les programmes de recherche et de développement de systèmes d'armes autonomes meurtriers et d'autres aberrations ne sont que trop évidents. La gravité de la pandémie de Covid-19 aurait certainement été beaucoup moins mortelle si les gouvernements avaient mis en place des économies centrées sur les droits de l'homme dans lesquelles le droit à la vie et le droit à la santé auraient eu la priorité sur la spéculation des marchés, la recherche de profits à court terme et l'exploitation insensée de la planète au point d'en faire un écocide menaçant aujourd'hui le bien-être de milliards d'êtres humains.
La société civile doit exiger un nouveau contrat social
La société civile de tous les pays devrait maintenant exiger de leurs gouvernements un nouveau contrat social basé sur la mise en œuvre des dix principaux traités des Nations Unies sur les droits de l'homme. Certes, la tâche normative n'est pas achevée, car la codification des droits de l'homme n'est jamais définitive ni exhaustive, mais constitue un mode d'emploi évolutif pour l'exercice des droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux.
Hélas, l'interprétation et l'application des droits de l'homme ont été entravées par un positivisme stérile et une tendance regrettable à se concentrer uniquement sur les droits individuels en oubliant les droits collectifs. Il n'est que trop évident que de nombreux acteurs de l'«industrie des droits de l'homme» ne manifestent que peu ou pas d'intérêt pour les responsabilités sociales qui accompagnent l'exercice des droits, et ne voient pas la nécessaire symbiose des droits et des obligations telle que formulée dans l'article 29 de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
Le droit n'est ni de la physique ni des mathématiques, mais une institution humaine dynamique
Le temps est venu de s'éloigner du positivisme étroit pour se tourner vers une compréhension plus large des normes relatives aux droits de l'homme dans le contexte de l'émergence d’un droit international coutumier des droits de l'homme. Le droit n'est ni de la physique ni des mathématiques, mais une institution humaine dynamique qui, jour après jour, répond aux besoins et aux aspirations de la société, s'ajustant ici, comblant des lacunes là. Tout juriste spécialisé dans les droits de l'homme sait que l'esprit de la loi (Montesquieu) transcende les limites de la lettre de la loi, et donc que les normes codifiées doivent toujours être interprétées à la lumière des principes généraux du droit qui informent tous les systèmes juridiques, tels que la bonne foi, la proportionnalité, l'estoppel, l'interdiction des lois et des traités qui sont contra bonos mores, les principes de «ne pas nuire», ex injuria non oritur jus, et sic utere tuo ut alienum non laedas. La lettre de la loi ne doit jamais être utilisée pour miner et vaincre l'esprit de la loi.
Une conférence post-Covid sur le redressement et la reconstruction
Un nouveau contrat social post-Covid devrait suivre la devise de l'Organisation internationale du travail (OIL) – si vis pacem, cole justitiam – afin de parvenir à la paix, il est nécessaire de cultiver la justice. Ainsi, une conférence post-Covid sur le redressement et la reconstruction devrait réexaminer la Charte des Nations Unies et adopter des mesures multilatérales qui renforceront le système des Nations Unies afin que les trois piliers que sont la paix, le développement et les droits de l'homme soient mieux servis. Dans son rapport de 2017 au Conseil des droits de l'homme, Virginia Dandan a présenté un projet de déclaration sur la solidarité internationale.7 C'est précisément ce dont le monde a besoin maintenant. En effet, nos priorités post-Covid doivent être de parvenir à un ordre international démocratique et équitable fondé sur la solidarité, et répondant aux besoins de tous les membres de la famille humaine – et pas seulement aux caprices du 1% des ultrariches.
Lorsque la Covid-19 ne sera plus qu'un souvenir, le besoin de solidarité internationale sera toujours là, la nécessité de s'entraider de manière équitable et rationnelle, la nécessité de combattre d'autres pandémies, d'éradiquer la faim, d'assurer l'éducation à la paix, de relever les défis du changement climatique et de construire un ordre mondial démocratique et équitable. Il serait très dommage que nous perdions cette occasion de prendre notre avenir en main et que nous laissions le Forum économique mondial poursuivre son arnaque néolibérale appelée «The Great Reset Initiative».8 Nous devons dire «non» au Forum économique mondial (WEF) et chercher des solutions dans le cadre du Forum social mondial,9 véritablement progressiste et humaniste, et de son Manifeste de Porto Alegre. Un autre monde est en effet possible, mais nous devons tous travailler pour lui.
(Traduction de l’anglais «Point de vue Suisse»)
1 Cf. https://www.un.org/press/en/2020/sgsm20029.doc.htm ; https://news.cgtn.com/news/2020-05-15/UN-chief-says-mankind-so-unprepared-for-COVID-19-Qvi8tVla2k/index.html ; https://reliefweb.int/report/world/secretary-generals-un-covid-19-response-and-recovery-fund-april-2020 ; https://www.un.org/sg/en/content/sg/press-encounter/2020-03-25/launch-of-global-humanitarian-response-plan-for-covid-19.
2 Cf. mon rapport de 2017 au Conseil des droits de l'homme (https://ap.ohchr.org/documents/dpage_e.aspx?si=A/HRC/36/40) et mon rapport de 2017 à l'Assemblée générale (https://www.un.org/en/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/72/187) formulent des propositions concrètes sur la manière de réformer la Banque mondiale et le Fonds monétaire international afin qu'ils ne soient plus des «zones exemptes de droits de l'homme».
3 Cf. les 23 principes de l'ordre international formulés dans mon rapport de 2018 au Conseil des droits de l'homme, paragraphe 14, https://ap.ohchr.org/documents/dpage_e.aspx?si=A/HRC/37/63
4 Snowden, Edward. Permanent Record. (Macmillan, 2019)
5 https://ap.ohchr.org/documents/dpage_e.aspx?si=A/HRC/27/51
6 Mon rapport de 2016 à l'Assemblée générale était spécifiquement consacré à la criminalisation de la fraude et de l'évasion fiscales, disponible à l'adresse suivante: https://ap.ohchr.org/documents/dpage_e.aspx?si=A/71/286
7 https://www.ohchr.org/Documents/Issues/Solidarity/DraftDeclarationRightInternationalSolidarity.pdf